Chapter 1: Entre l'ombre et l'espoir
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La nuit tombait sur Kaamelott, mais l’atmosphère dans le château n’avait rien de calme. Les couloirs résonnaient du tumulte des pas précipités, des portes qui s’ouvraient et se fermaient avec fracas, et des voix paniquées qui s’élevaient par-dessus les chuchotements. Les serviteurs, qui d’habitude n’étaient que des ombres furtives, couraient maintenant à découvert, transportant des sacs remplis de provisions et des effets personnels. La peur était palpable, un sentiment d’urgence qui se transmettait comme une épidémie. Les chevaliers, eux, se bousculaient dans les recoins, se donnant des ordres confus et se précipitant vers les écuries ou les portes secrètes. Lancelot, dont les ambitions de pouvoir étaient désormais bien connues, était sur le point de faire main basse sur Kaamelott. Un homme qu’ils avaient un jour considéré comme un frère était devenu leur pire ennemi, et personne ne savait à quel moment il ferait son entrée pour prendre définitivement le contrôle. Mais c’était un autre bruit qui attirait le plus l’attention dans ce chaos : les pleurs étouffés et les murmures désespérés d’une personne qui se tenait au centre de l’agitation, figée par un chagrin insupportable. Guenièvre, les yeux rouges et gonflés, était comme un fantôme errant parmi la folie qui la poussait à fuir, tout en ayant du mal à quitter cet endroit. Le souffle court, elle se tenait sur le seuil de la salle de bains d’où l’odeur de sang semblait encore imprégner l’air. La vision qui se présentait à elle, d’Arthur effondré, baignant dans son propre sang, la hanta encore. Elle s’était précipitée vers lui, cherchant à comprendre, à réveiller celui qu’elle avait aimé toute sa vie, mais il n’avait pas répondu. Le vide dans ses yeux, l’absence totale de réaction, elle n’avait jamais vu Arthur dans un tel état de détresse, et l’idée qu’il puisse l’avoir fait volontairement l’écrasait. Le château était en pleine effervescence. L’agitation était palpable, et le vent de panique soufflait sur tout le royaume. Les bruits de pas précipités résonnaient dans les couloirs tandis que les chevaliers et les serviteurs s’affairaient, cherchant à fuir l’inévitable. La menace que représentait Lancelot, avec ses projets de domination et son armée secrète, n’était plus un secret pour personne. Kaamelott allait bientôt être écrasée sous cette vague de trahison, et il fallait se hâter de partir avant que tout ne soit trop tard. Dans un coin du château, Léodagan et Séli se tenaient devant leur fille, Guenièvre. Leurs visages étaient graves, leurs regards durs et résolus. Ils savaient qu’il n’y avait plus de temps à perdre. Léodagan, son ton aussi impérieux que jamais, se tourna vers sa fille et déclara :
« Guenièvre, vous n’êtes plus en sécurité ici. Lancelot a levé une armée, et vous êtes sa cible. Vous devez fuir, tout de suite. »
Il marqua une pause, les yeux sombres. Son autorité naturelle faisait de ses paroles des ordres. « Si vous restez, vous êtes perdue. »
Séli, de son côté, se tenait proche de sa fille. Son expression n’était pas moins ferme, mais plus douce, avec cette inquiétude maternelle qui perçait dans son regard. Elle tendit une bourse lourde d’or vers Guenièvre.
« Prenez cet argent, il vous permettra de rejoindre le continent. Là-bas, vous aurez plus de chances de survivre. »
Guenièvre déglutit difficilement. Son cœur battait à tout rompre, mais les mots de son père résonnaient dans sa tête comme une vérité implacable. Elle savait que Lancelot, devenu un tyran avide de pouvoir, ne lui laisserait aucune chance. Si elle restait à Kaamelott, elle risquait de tout perdre.
Elle baissa les yeux, cherchant des mots, mais aucune protestation ne franchit ses lèvres. Son père avait raison. Le danger était bien trop grand pour prendre des risques.
« Vous devez partir immédiatement, » insista Léodagan, une dureté dans sa voix. « Lancelot ne vous laissera pas de répit. Vous devez partir, et il ne faut pas que vous reveniez. »
Séli hocha la tête, ses mains se crispant légèrement autour de la bourse d’or.
« Il n’y a plus de place pour la discussion, Guenièvre. Vous devez partir avant que la situation ne dégénère davantage. »
Un silence lourd s’installa, empli de la douleur non exprimée d’un adieu inévitable. Guenièvre leva lentement la tête, croisant le regard de ses parents. Il y avait de l’amour dans leurs yeux, mais aussi une détermination froide, celle qui naît lorsque la survie est en jeu.
« Allez, » dit Léodagan d’un ton qui ne supportait aucune réplique, avant de se détourner pour s’occuper d’autres affaires urgentes. Ses pas résonnèrent dans le vide de la pièce, marquant la fin de cet instant suspendu. Séli, avec une douceur retrouvée, approcha Guenièvre une dernière fois et l’enlaça brièvement.
« Prenez soin de vous, Guenièvre. J’espère… »
Elle laissa sa phrase en suspens, et, sans un mot de plus, elle la poussa doucement vers la porte, son regard se posant sur sa fille avec une inquiétude muette. Guenièvre n’eut pas la force de dire autre chose. Elle tourna le dos à ses parents, les yeux pleins de larmes qu’elle n’arrivait pas à retenir, mais elle savait que ses parents avaient raison. Il n’y avait pas d’autre choix. Elle s’éloigna, emportant la bourse d’or, sans se retourner, sachant que cette séparation marquait peut-être la fin de quelque chose de bien plus profond. Il ne restait plus que la peur, l’adrénaline, et le bruit de ses propres pas résonnant dans les couloirs sombres. Tout ce qu’elle avait connu se réduisait maintenant à une fuite effrénée.
La forêt n’était plus qu’à quelques kilomètres, mais cela semblait être un autre monde. Guenièvre courait sans s’arrêter, ses jambes prêtes à la trahir, son esprit consumé par la panique. Les bruits des chevaux au loin, les voix des hommes de Lancelot, la rattrapaient de plus en plus vite. Lancelot, son ancien ami, l’homme en qui Arthur avait mis toute sa confiance, l’homme qui avait trahi son roi, était maintenant le chasseur. Et elle, la proie. Lorsque les bruits des poursuivants se firent plus proches, elle s’élança dans la forêt, poussée par l’instinct de survie. Les arbres, sombres et imposants, semblaient l’engloutir, mais elle n’avait d’autre choix que de s’enfoncer toujours plus loin, espérant échapper à ceux qui la cherchaient. Alors qu’elle progressait en silence à travers les ombres, ses pensées dérivaient. Elle était seule. Seule, et sans défense. Et même l’argent qu’elle portait ne pouvait la protéger de ce qui allait venir. Elle se cachait parmi les buissons, se repliant sur elle-même, cherchant à contrôler sa respiration, mais c’était peine perdue. Guenièvre continua à courir, son cœur battant si fort qu’il lui semblait que chaque pulsation résonnait dans toute la forêt. La peur l’étreignait, mais elle savait qu’il n’y avait plus de retour possible. Elle s’était éloignée du château, les voix des cavaliers de Lancelot résonnant de plus en plus fort, la menaçant, la suivant sans relâche. Chaque bruit de pas derrière elle faisait écho dans ses oreilles, chaque craquement de branche lui faisait se retourner, espérant désespérément échapper à leur traque. Mais la forêt, aussi dense et impénétrable qu’elle soit, n’offrait aucun réconfort. Guenièvre était seule, perdue, et l’étreinte du destin se resserrait autour d’elle. Elle ne savait plus combien de temps elle avait couru, mais ses jambes la trahissaient peu à peu, épuisées par l’effort et le stress. L’idée d’un refuge, d’une cachette, semblait de plus en plus lointaine. L’air de la forêt devenait étouffant, presque oppressant, et la lumière de la lune n’aidait en rien à la guider. Chaque arbre semblait une menace, chaque ombre un piège. Elle n’avait plus qu’une pensée : fuir. Fuir à tout prix. La tension dans la forêt était palpable, un silence lourd et menaçant, que seule la respiration saccadée de Guenièvre venait briser. Elle attendait, le cœur battant, en retenant son souffle, priant pour que les cavaliers s’éloignent. Mais ils n'étaient pas partis. Ils discutaient encore, et ses nerfs étaient à fleur de peau. Les voix, si proches, lui donnaient l’impression qu’elles s’insinuaient dans ses pensées, la narguant.
Elle pouvait presque reconnaître les voix à présent : c’était ceux qui étaient au camp de Lancelot, lorsqu’elle avait quitté Arthur. C’en était finie. Elle était perdue. Elle se tourna et se retourna sur elle-même, tenta de fuir à l’aveugle mais trébucha. Immédiatement, une main se plaqua sur sa bouche.
« Chhhhhhhut » fit une voix inconnue, doucement, comme un souffle.
Elle se figea, les yeux écarquillés de terreur. Son cœur battait dans sa poitrine, dans un tumulte de panique. Si c’était un autre des cavaliers, elle était condamnée. Mais la voix, calme, ne portait pas de menace immédiate.
« Hé, vous avez entendu ça ?! »
Elle reconnut la voix de Ferghus, un des cavaliers de Lancelot, accompagnée de celle, bien plus décevante, de Galessin.
« C’est rien, regardez. C’est juste un lièvre. »
Un bruit de flèche fendit l’air et Guenièvre sentit son sang se glacer dans ses veines. Elle se mordit la lèvre pour ne pas crier, retenant ses larmes. Le cri plaintif qui résonna ensuite fit trembler son corps tout entier. Un cri de douleur… qui ne venait pas d’elle.
« Bon, » fit Galessin, toujours aussi détaché. « Au moins on a notre dîner. Allez, on la cherchera demain. Elle ira pas bien loin de toute façon. »
Leurs pas s’éloignèrent, et, une fois les voix disparues dans la nuit, Guenièvre laissa échapper un sanglot silencieux, étouffé contre la main qui était toujours plaquée sur sa bouche. Le souffle lourd, elle se tenait immobile, le corps tendu de peur. Même lorsque le bruit des cavaliers disparut complètement, l’inconnu ne la lâcha pas, sa main restant contre ses lèvres. Il attendait. Il l’observait. Elle le sentait, mais ne pouvait rien faire.
Le silence était oppressant, presque suffocant. Guenièvre sentit ses jambes trembler sous elle, l’adrénaline retombant brusquement. Puis, enfin, la main se détacha de sa bouche, mais la présence de l’homme se fit encore plus forte, et une lueur d’incertitude s’empara d’elle.
« Vous êtes recherchée ? » demanda-t-il d'une voix calme, mais un brin curieuse, comme s’il n’était pas tout à fait perturbé par la situation.
Elle ne répondit pas immédiatement. Elle avait toujours l’impression de nager en plein cauchemar. Mais, instinctivement, sa main glissa jusqu’à la bourse qu’elle gardait soigneusement cachée à sa ceinture. C’était son seul atout. Peut-être le seul moyen de s’en sortir.
« Vous avez besoin d’un passeur ? » La question venait de l’inconnu, mais son ton s’était adouci, devenant presque charmeur. Il semblait avoir compris qu’elle n’était pas une simple noble en fuite. Il savait qu’elle avait quelque chose à offrir, quelque chose qui pourrait l’intéresser. Guenièvre baissa la tête, se sentant plus vulnérable que jamais, mais dans cette nuit noire, avec la menace qui pesait sur elle, l’idée d’une aide, même si elle ne savait rien de cet homme, semblait être son seul salut. Elle acquiesça lentement, son cœur battant plus vite que jamais, mais l’obscurité l’empêchait de voir clairement son sauveur. Elle n’avait aucune idée de qui il était ni de ses intentions, mais elle n’avait plus le choix.
« Parfait. Venez, donc. »
Il la relâcha enfin, la laissant respirer un instant. Puis, il sauta sur ses pieds avec une légèreté étonnante. Guenièvre, encore secouée par la frayeur, hésita. Alors, il tendit une main blanche et propre vers elle, une main qui contrastait avec l’obscurité de la forêt et son propre état, tout juste remis de la course effrénée. Il l’aida à se relever d’un geste rapide, presque impérieux. Elle lui jeta un dernier regard, et, après un moment de flottement, accepta son aide. Ses mains tremblaient légèrement, mais elle se leva, soutenue par la main ferme de l’inconnu. La confusion et la peur se mêlaient en elle, mais au fond, elle savait que, dans ce monde dévasté, parfois, il fallait s’en remettre à des inconnus, car c’était leur seul moyen de survivre. Elle le suivit sans un mot, n’ayant d’autre choix que de lui faire confiance, au moins pour l’instant. Elle espérait de tout cœur que sa décision ne soit pas une erreur. Que son instinct de survie, et cet homme mystérieux, la mèneraient loin des griffes de Lancelot et de ses cavaliers.
Chapter 2: Le départ sans retour
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La chambre était plongée dans une pénombre presque irréelle, comme si la lumière elle-même avait renoncé à percer les lourds rideaux de velours qui masquaient les fenêtres. Seul un faible filet de lumière s’infiltrait parfois, dessinant sur le sol des arabesques pâles et mouvantes au gré du vent. Arthur était allongé sur le grand lit, immobile, les yeux fixés sur le plafond. Cela faisait des jours qu’il n’avait pas quitté cette position. Le temps semblait s’être figé autour de lui. Ygerne, assise sur une chaise proche du lit, veillait en silence. Ses mains fines tenaient un ouvrage de broderie, mais elle n’avait pas tiré une seule aiguille depuis des heures. Ses yeux clairs, empreints de tristesse, restaient rivés sur son fils. Parfois, elle brisait le silence pour murmurer une prière ou prononcer son nom, mais Arthur ne répondait jamais. Il se contentait de fixer le plafond, comme si un poids invisible l’empêchait de tourner la tête ou de bouger. Dans un coin de la pièce, Cryda observait la scène avec une impatience mal dissimulée. Contrairement à sa sœur, elle ne pouvait tolérer cette apathie silencieuse. Ses gestes étaient nerveux, et elle allait et venait dans la chambre, ses pas résonnant doucement sur le parquet.
« Il faut qu’il se lève, Ygerne, » dit-elle finalement, rompant le silence d’une voix froide. « Cela fait des jours qu’il est cloué à ce lit. S’il continue comme ça, il ne se remettra jamais. »
Ygerne lui jeta un regard en biais, un mélange de reproche et de désespoir.
« Que voulez-vous que je fasse ? » répondit-elle doucement. « Je lui parle, je le supplie... mais il ne m’écoute pas. Il est... ailleurs. »
Cryda s’approcha du lit et toisa Arthur d’un regard dur.
« Arthur Pendragon, fils d’Uther, roi de Bretagne, êtes-vous vraiment là ? Ou êtes-vous déjà mort ? »
Pas un muscle ne bougea sur le visage d’Arthur. Ses yeux restaient ouverts, mais son regard était vide, comme perdu dans un passé inaccessible. Une scène d’un autre temps surgit alors dans son esprit : le sang qui coulait sur ses poignets, l’eau du bain glacée qui gelait son corps. Il se revit, vacillant, cherchant un appui qui n’était pas là. Et puis, cette sensation étrange, presque apaisante, de l’obscurité qui l’enveloppait. Jusqu’à ce que Lancelot apparaisse. Un frisson imperceptible parcourut son corps. Cryda l’aperçut et fronça les sourcils.
« Il respire encore, c’est déjà ça, » marmonna-t-elle. Puis elle se tourna vers Ygerne. « Je vais chercher de l’eau chaude. Peut-être que s’il se lave un peu, il retrouvera un semblant de dignité. »
Ygerne acquiesça faiblement, les mains tremblantes sur son ouvrage. Lorsque Cryda quitta la pièce, la reine-mère se pencha vers son fils et murmura :
« Arthur, je vous en supplie, mangez un peu. Buvez au moins. Si vous ne faites pas ça pour vous, faites-le pour votre peuple. Faites-le pour moi. »
Une larme roula sur sa joue, mais Arthur ne réagit pas. Son esprit était ailleurs, captif d’autres souvenirs. Il revit Guenièvre. Son visage baissé, son hurlement, la manière dont elle avait quitté la pièce ce jour-là, sans un regard en arrière. « Je suis désolé, » avait-il voulu dire, mais les mots étaient restés coincés dans sa gorge. Il se souvenait de l’odeur du sang, de la sensation glacée de la lame contre sa peau, de la voix de Lancelot, teintée de panique, qui l’appelait. Une quinte de toux le ramena au présent. Sa gorge était sèche, douloureuse. Il tenta de parler, mais seuls des sons rauques sortirent de ses lèvres. Ygerne se pencha vivement vers lui, prenant sa main froide entre les siennes.
« Arthur ? »
Il tourna lentement la tête vers elle, une étincelle d’humanité dans son regard fatigué.
« Je suis fatigué, mère, » murmura-t-il, presque inaudible.
« Je sais, mon fils, » répondit-elle avec tendresse. « Mais vous devez vous battre. Vous devez revenir à nous. »
Arthur ferma les yeux. Dans le silence qui suivit, une seule pensée émergea de la brume qui enveloppait son esprit : « Pourquoi ? »
Le vent glacial mordait les joues de Venec alors qu’il progressait à travers la forêt, à cheval sur une monture épuisée. Ses yeux scrutaient nerveusement l’obscurité, guettant le moindre bruit suspect. Depuis des jours, il fuyait sans relâche, traqué comme une bête. Lancelot savait qu’il avait aidé Arthur dans le passé, et cela suffisait pour signer sa condamnation.
Au détour d’un chemin, il aperçut la silhouette d’un homme encapuchonné, à moitié dissimulée derrière un arbre. Venec tira les rênes, la main glissant instinctivement vers le couteau accroché à sa ceinture.
« Pas la peine », lança l’homme d’une voix rauque. « Je suis pas là pour vous. J’ai des nouvelles… importantes. »
Venec plissa les yeux, méfiant, mais la curiosité l’emporta. Il hocha la tête, incitant l’homme à parler.
« Lancelot a donné l’ordre », reprit l’inconnu, presque dans un murmure. « Ils vont à Tintagel. Il veut finir le travail. Arthur ne verra pas la prochaine lune. »
Les mots tombèrent comme une lame sur la conscience de Venec. Pendant un instant, le monde sembla s’arrêter.
« Il veut l’achever ? » murmura-t-il, incrédule. « Il est déjà à l’agonie... »
« Lancelot veut éteindre toute flamme de rébellion », reprit l’homme. « Et vous, vous êtes sur sa liste. »
Venec sentit une sueur froide couler le long de sa nuque. Il serra les dents, réfléchissant rapidement. Tintagel. Arthur. Le roi mourant qu’il avait abandonné à son sort, croyant que personne n’oserait le toucher dans ce lieu légendaire. Mais Lancelot n’était pas « personne ».
« Comment vous savez tout ça ? » demanda-t-il, méfiant.
L’homme haussa les épaules.
« Vous me payez pour avoir des réponses ou pour rester en vie ? Vous choisirez, mais décidez vite. »
Venec soupira, puis lança une bourse dans la direction de l’homme, qui s’éloigna aussitôt, disparaissant dans la nuit. Il resta un moment immobile, son esprit en ébullition. Il était en fuite, sa propre vie en danger. Mais laisser Arthur à son sort ? L’idée lui donnait la nausée. S’il devait mourir, ce ne serait pas comme un lâche.
« Tintagel », souffla-t-il, fixant l’horizon sombre.
Il tira sur les rênes, et son cheval fatigué repartit au galop. Lancelot voulait effacer Arthur de l’histoire ? Pas tant qu’il respirait encore.
La route vers Tintagel était longue et semée d'embûches. Venec galopait sans relâche, son cheval couvert de sueur. Il savait que chaque minute comptait. Arrivé au pied des falaises de Tintagel, il laissa son cheval dans un bosquet, le libérant de sa selle et de son filet et gravit les sentiers escarpés menant au château. Le souffle du vent marin emplissait les falaises de Tintagel d’un hurlement sourd, comme si la mer elle-même lançait un avertissement. Venec, à bout de souffle, atteignit enfin le sommet de la dernière montée. Ses bottes glissaient sur les cailloux humides, mais il ne ralentit pas. Chaque seconde comptait.
Son regard balaya la plage en contrebas, et il s’arrêta net.
Là, sur la plage, un bateau reposait, tiré à moitié sur le sable. Ses voiles, repliées, se soulevaient légèrement sous l’effet du vent. Il n’y avait personne autour, pas une seule silhouette. Le rivage était désert, à l’exception de ce navire solitaire, comme une apparition providentielle.
Venec se passa une main sur le visage, à la fois soulagé et incrédule.
« On est sauvés », souffla-t-il, comme pour s’en convaincre.
Il s’agenouilla sur le sol, ses mains agrippant les bords d’un rocher pour garder son équilibre. L’idée qu’un bateau soit là, précisément là, relevait presque du miracle. Il avait envisagé mille scénarios où il arriverait trop tard, mais celui-ci, celui où il avait une chance de fuir avec Arthur, semblait irréel. Il se releva et fixa l’embarcation, son esprit déjà occupé à planifier la suite.
« Tenez bon », murmura-t-il, comme s’il s’adressait à Arthur à travers la distance.
Il ne savait pas qui avait laissé ce bateau, ni pourquoi, mais cela n’avait pas d’importance. Venec descendit le sentier escarpé à une allure précipitée. La mer leur ouvrait une porte, et il comptait bien la franchir avant que Lancelot ne la referme pour de bon. Il était presque l’aube lorsqu’il parvint à s’introduire dans l’enceinte, grâce à sa connaissance des failles des fortifications.
Dans les couloirs glacés, Venec trouva rapidement Ygerne et Cryda, qui veillaient sur Arthur dans sa chambre. L’atmosphère était lourde de silence, interrompue seulement par les soupirs faibles du roi alité. Ygerne tourna un regard plein de surprise et d'espoir vers Venec.
« Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? » souffla-t-elle.
« Je suis Venec, j’étais en affaires avec votre fils. On doit sortir Arthur d’ici, et vite. Lancelot vient pour lui.»
Cryda se raidit, et Ygerne blêmit.
« Vous êtes sûr de cela ? »
« Aussi sûr que je respire », répondit Venec avec gravité.
Les deux femmes échangèrent un regard, hésitant entre la peur et l’espoir. Arthur, toujours alité, le visage blême et le souffle court, semblait prisonnier d’un état semi-conscient.
« Alors ? » s’impatienta le brigand.
« Il est là » Ygerne désigna du doigt une porte close, et Venec s’y précipita sans attendre.
Dans l’obscurité de la petite chambre, éclairée seulement par la lumière vacillante d’une chandelle, Venec s’assit sur le bord du lit. L’aube était proche, mais il fallait se dépêcher. Arthur était allongé, immobile, le regard fixé sur le plafond comme s’il ne voyait plus rien. Sa respiration était lente, presque imperceptible.
« Sire, faut qu’on s’en aille », murmura Venec d’une voix grave. « Y’a des cavaliers en route pour vous achever. Et cette fois, ils n’hésiteront pas. »
Arthur ne réagit pas immédiatement. Puis, après un long silence, il détourna légèrement la tête pour poser un regard éteint sur Venec.
« Et pourquoi je bougerais ? » finit-il par articuler, la voix rauque. « Je vais crever en cours de route de toute façon. »
Venec fronça les sourcils, puis se pencha légèrement en avant, son visage à quelques centimètres de celui du roi.
« Peut-être bien », admit-il, un éclat de défi dans les yeux. « Mais au moins, vous crèverez en essayant de faire quelque chose. Pas en pourrissant ici. »
Arthur ferma les yeux un instant, comme pour échapper à ces mots. Mais Venec n’avait pas fini.
« J’connais un endroit. Un endroit où personne viendra vous chercher. Là-bas, vous pourrez respirer… vivre. Si vous voulez pas le faire pour vous, faites-le au moins pour ceux qui vous aiment encore. »
Arthur resta silencieux, puis un soupir, presque imperceptible, s’échappa de ses lèvres. Venec n’attendit pas plus. Il se redressa, tira les couvertures, puis passa un bras sous les épaules du roi pour le soulever.
« On y va », dit-il simplement.
Arthur ne protesta pas. Peut-être parce qu’il n’avait plus la force de résister, ou peut-être parce qu’une partie de lui avait décidé d’écouter cet homme qui semblait croire encore en sa survie. Venec le souleva, sans trop de difficulté : il avait perdu beaucoup de poids. Mais la faiblesse de ses jambes rendait difficile tout déplacement. Hors de la chambre, ils virent Ygerne, qui, de toute évidence, les attendait, un lourd sac de victuailles dans sa main. Sans un mot, elle glissa son bras autour de la taille de son fils, se plaçant de l’autre côté de Venec. Les escaliers de Tintagel semblaient plus interminables que jamais, chaque marche un supplice pour le corps faible d'Arthur, soutenu de chaque côté par Ygerne et Venec. La lumière des torches dansait sur les murs de pierre, projetant des ombres vacillantes qui semblaient suivre leur descente silencieuse.
« Doucement », murmura Ygerne, retenant son fils avec une force inattendue pour sa stature frêle.
Arthur ne répondait pas. Sa tête, penchée en avant, oscillait au rythme irrégulier de leurs pas. Venec, de son côté, transpirait sous le poids mort du roi, mais son visage demeurait fermé, concentré sur leur progression. Lorsqu’ils atteignirent le pied des escaliers, la brise salée de la mer s’insinua dans le couloir. Le bruit des vagues, au loin, se mêlait au cri des mouettes nocturnes.
« J’ai trouvé un bateau. Coup de chance », souffla Venec, rompant le silence. « Faut qu’on se dépêche. »
Ygrène hocha la tête, mais son regard restait fixé sur Arthur. Elle passa une main douce sur son visage creusé, caressant sa joue d’un geste maternel.
« Mon fils… » dit-elle dans un murmure presque inaudible.
Arthur releva la tête avec difficulté, ses yeux ternes rencontrant ceux de sa mère. Il ouvrit la bouche, mais aucun mot n’en sortit immédiatement. Elle serra sa main dans la sienne, comme pour lui transmettre un dernier souffle de force.
« Je suis désolé », lâcha-t-il finalement, sa voix brisée par l’épuisement.
« Vous n’avez rien à regretter », répondit-elle, son ton ferme malgré l’émotion qui embuait ses yeux.
Elle se tourna alors vers Venec.
« Prenez soin de lui, je vous en supplie. »
« Je ferai ce que je peux », répondit Venec, son ton abrupt adouci par une sincérité inhabituelle.
Ils franchirent la porte menant aux falaises. La mer étincelait sous la lumière de la lune, et le petit bateau à voile semblait les attendre, tanguant doucement sur l’eau. Ygerne aida Venec à descendre les derniers mètres escarpés, ses mains tremblant légèrement sous l’effort. Une fois arrivés au bord de l’eau, elle s’arrêta, incapable d’avancer davantage. Venec prit son sac et le lança dans le bateau avant de le préparer pour le départ.
« C’est ici que je vous laisse », dit-elle doucement, son regard s’ancrant dans celui d’Arthur.
Le roi, vacillant, sembla vouloir dire quelque chose, mais Ygrène posa un doigt sur ses lèvres pour le faire taire.
« C’est votre chance, Arthur. Ne la gâchez pas »
Arthur hocha faiblement la tête, une larme glissant sur sa joue. Venec, mal à l’aise, détourna les yeux.
« On y va », dit-il, brisant l’instant.
Avec précaution, ils hissèrent Arthur sur le bateau. Ygrène resta sur le rivage, une silhouette solitaire dans la lumière argentée. Le bruit des rames brisant la surface de l’eau s’éloigna peu à peu, et elle murmura, pour elle-même :
« Que les dieux vous protègent, mon fils. »
Puis elle se détourna, disparaissant dans l’ombre des falaises alors que le bateau s’éloignait vers l’horizon.
Venec s’adossa au bastingage, fixant les côtes bretonnes qui disparaissaient lentement à l’horizon. Arthur, assis contre un tas de cordages, paraissait minuscule, emmitouflé dans une cape pour le protéger du vent glacial.
« Où on va ? » demanda le roi d’une voix faible.
Venec tourna la tête vers lui et haussa les épaules.
« À Chypre. Vous allez voir, c’est pas mal, Chypre. Y’a du soleil, du vin… et surtout, pas de Lancelot. »
Arthur ne répondit pas, mais un frémissement dans son regard trahit une lueur d’intérêt. Le bateau poursuivit sa route, emportant avec lui un roi déchu et l’espoir ténu d’un nouveau départ.
Chapter 3: Bonania
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La traversée en direction du continent s'annonça comme un enfer dès les premières heures. Le petit bateau avait quitté les eaux calmes de l’estuaire près de Kaamelott avant de s’aventurer dans une mer déchaînée. Alzagar, qui avait tout fait pour cacher sa peur au départ, n’eut pas le temps de garder les apparences bien longtemps. Dès que les premières vagues firent tanguer l’embarcation, il fut pris d’un vertige violent. Une heure plus tard, il s’effondrait sur le pont, tremblant, une main agrippée à la rambarde tandis que l’autre essayait maladroitement de protéger son visage.
« Si je meurs ici, qu’on m’enterre sur la terre ferme », gémit-il.
Guenièvre, assise à quelques pas de lui, le regard perdu dans les embruns, ne répondit rien. Elle serrait son manteau contre elle, son regard fixé sur l’horizon gris. Le froid mordait sa peau, et le roulis incessant du bateau semblait vouloir lui retourner l’estomac, mais elle restait stoïque.
« Où allons-nous ? » finit-elle par demander, sa voix rauque à force d’avoir gardé le silence.
Alzagar leva un regard implorant, mais l’effort de parler lui parut insurmontable. Mais il rassembla toutes ses forces pour souffler :
« Vous le saurez bien assez tôt. »
Le silence retomba. Guenièvre n’insista pas. Elle n’avait ni la force ni le courage d’argumenter, et le mystère qui entourait leur destination ajoutait à son angoisse. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle était en fuite, poursuivie par des ombres dont elle ne pouvait deviner l’ampleur.
Quand enfin la côte fut en vue, l’arrivée fut tout aussi chaotique que la traversée. Le bateau s'échoua lourdement contre un banc de sable, les vagues venant s'écraser contre sa coque usée. Alzagar, affaibli mais désespéré de quitter l’embarcation, trébucha en sautant à terre, s’effondrant dans une flaque d’eau glacée. Guenièvre descendit avec plus de prudence, ses bottes s’enfonçant dans le sable mouillé. Elle s’arrêta un instant, observant la plage déserte qui s’étendait à perte de vue. Le village près duquel ils avaient accosté n’était qu’une silhouette à peine perceptible, avec ses quelques bâtisses de pierre et ses quais rudimentaires battus par les vents.
« Et maintenant ? » demanda-t-elle à mi-voix, comme si elle parlait à elle-même.
Alzagar, encore accroupi, leva les yeux vers elle.
« Maintenant ? Maintenant, on espère qu’on est suffisamment loin. »
Il se releva tant bien que mal, essuyant ses mains tremblantes sur son manteau humide. La fuite n’était pas terminée, mais au moins, ils avaient touché la terre ferme. Pendant qu’Alzagar reprenait de l’assurance, Guenièvre regarda autour d’elle, les bras croisés pour se protéger du vent glacial.
« Mais… où est-ce qu’on est, là ? » demanda-t-elle en scrutant la plage déserte et les contours flous d’un village à l’horizon.
« Bononia », répliqua Alzagar, buvant une gorgée dans sa gourde avant de lui tendre ce qui restait.
Guenièvre accepta la gourde, plus par réflexe que par soif, et fixa le nom dans son esprit, espérant qu’il réveillerait un souvenir des leçons de géographie de son père. Mais rien ne venait. Elle n’avait jamais entendu parler de cet endroit.
Alzagar, voyant sa confusion, ajouta :
« Sur le continent. En Gaule. »
Guenièvre blêmit et détourna les yeux vers l’horizon.
« En Gaule ? Mais je croyais que vous m’ameniez à l’abri ! »
Alzagar leva un sourcil, l’air légèrement agacé, et secoua la tête.
« À l’abri. On y va. Mais pas en bateau, ça, hors de question. On va acheter des chevaux. »
Il tendit la main vers elle, paume ouverte, attendant qu’elle y dépose de quoi financer ce plan improvisé. Guenièvre, les lèvres pincées, fouilla discrètement dans la bourse accrochée à sa ceinture. Elle lui remit quelques pièces, soigneusement comptées : assez pour deux chevaux, mais pas de quoi éveiller de quelconques soupçons sur son statut.
« Et c’est où, cet abri ? » demanda-t-elle à nouveau, le ton méfiant.
Alzagar hésita une seconde, un éclat étrange dans les yeux. Ce regard, plein d’ombre et d’ironie, lui donna un frisson.
« Chez moi », finit-il par dire énigmatiquement.
Guenièvre sentit un malaise s’insinuer en elle. « Chez lui » ? Elle n’avait aucune idée de ce que cela signifiait, ni si elle pouvait vraiment lui faire confiance. Mais pour l’instant, elle n’avait pas d’autre choix. Déjà, Alzagar s’éloignait vers le village, et Guenièvre lui emboîta le pas.
« Vous savez monter à cheval, pas vrai ? » lança-t-il par-dessus son épaule, d’un ton presque distrait.
Elle marqua un temps d’arrêt, hésitant sur la réponse à donner.
« Oui, enfin… pas souvent. Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de voyager à cheval. »
Alzagar grogna, visiblement peu impressionné.
« Parfait. Vous allez apprendre. Et vite, ajouta-t-il en se retournant pour scruter son visage. Vous n’avez pas l’air taillé pour les longs trajets. Une dame de compagnie, c’est ça ? »
Guenièvre se raidit, ses joues rougissant de colère, mais elle choisit de ne pas le corriger. Mieux valait qu’il la sous-estime pour le moment.
« Quelque chose comme ça », répondit-elle, avec une neutralité forcée.
Alzagar haussa les épaules.
« Ça tombe bien, parce que moi, je ne suis pas là pour faire la conversation. On achète les chevaux, on file, et on reste discrets. Compris ? »
Guenièvre hocha la tête, serrant les dents. Ce voyage allait être encore plus long qu’elle ne l’avait imaginé.
L’entrée du village de Bononia était modeste, ses ruelles boueuses bordées de maisons en torchis aux toits de chaume. L’odeur de foin, de cuir et de fumier imprégnait l’air, et les hennissements des chevaux résonnaient par-dessus le brouhaha des villageois.Alzagar se dirigea sans hésitation vers une bâtisse aux grandes portes ouvertes, d’où émanait un mélange caractéristique de sueur animale et de paille fraîche. À l’intérieur, un homme à la barbe hirsute s’affairait à brosser un cheval bai à la robe lustrée. Il releva la tête à leur approche, jaugeant Alzagar d’un regard méfiant.
« Qu’est-ce que vous cherchez ? » lança le marchand sans préambule.
« Deux chevaux », répondit Alzagar avec assurance. « Robustes, rapides. Pas des bêtes de foire, des chevaux de voyage. »
Le marchand essuya ses mains sur son tablier de cuir et les mena vers l’arrière de l’écurie, où une rangée de chevaux attendaient, attachés à une barrière de bois. Le premier qu’il désigna était un grand étalon noir, sa robe brillante comme de l’obsidienne, ses yeux vifs scrutant chaque mouvement autour de lui.
« Celui-là, il est nerveux mais endurant. Si vous savez le tenir, il peut vous emmener loin. »
Alzagar fronça les sourcils et passa à un autre cheval, un hongre alezan au poil clair et aux membres solides.
« Lui, il est docile et facile à monter. Idéal pour les débutants », ajouta le marchand en jetant un regard appuyé à Guenièvre.
Elle sentit le poids du jugement mais se força à rester silencieuse. Alzagar, quant à lui, posa une main experte sur le flanc de l’animal, tâtant les muscles sous la peau.
« Il fera l’affaire. L’autre est trop nerveux. Et pour moi ? »
Le marchand pointa un cheval gris pommelé, de taille moyenne mais au port fier. Sa crinière claire tombait en mèches épaisses, et ses oreilles se tournaient curieusement vers eux.
« Celui-ci a du caractère, mais il est rapide et robuste. Une bonne bête si vous n’avez pas peur de tirer un peu sur les rênes. »
Alzagar observa un moment le cheval avant de hocher la tête.
« Ils feront l’affaire. Combien ? »
Le marchand énonça un prix que Guenièvre trouva exorbitant. Mais ça restait inférieur au montant qu’elle avait donné à Alzagar. Elle retînt un cri outré quand elle vit le passeur donner son dû au marchand puis glisser le reste dans sa petite besace.
« Voilà pour vous », dit Alzagar en déposant l’or dans la main du marchand. « Préparez-les rapidement. On revient dans quelques minutes » il attira Guenièvre à l’écart et se hâta d’acheter quelques victuailles pour le début du voyage. Alzagar voulait perdre le moins de temps possible, et ne pas s’arrêter avant quelques jours au moins.
Quand ils revinrent à l’écurie, les chevaux étaient sellés et prêts. L’alezan attendait calmement, et le gris pommelé lançait des regards alertes autour de lui. Leur précédent maître semblait attendre les deux voyageurs en tenant la bride des chevaux.
« Comment il s’appelle ? » demanda Guenièvre timidement.
Le marchand haussa les épaules, une expression de désintérêt sur le visage.
« L’alezan, il n’a pas de nom. Il était sauvage, je l’ai capturé dans les montagnes. Quant au gris, il s’appelle Hagan, il n’est pas de chez moi. »
Alzagar hocha la tête en signe de compréhension, n’accordant pas plus d’attention à l’information. Il tendit une main vers Hagan, le caressant doucement sur l’encolure, ses doigts effleurant la crinière épaisse.
« Hagan, hein ? Ça lui va bien, » murmura Alzagar en s'adressant au cheval. Puis, se tournant vers Guenièvre, il ajouta : « On s’en va maintenant. Prépare-toi. »
Le tutoiement la prit par surprise mais, après tout, elle n’était qu’une dame de compagnie à ses yeux. Guenièvre acquiesça sans mot dire, et, bien que le voyage fût sur le point de commencer, un malaise lourd s'installa entre eux. La tension, bien que muette, était palpable. Alzagar monta en selle avec une aisance qui trahissait son expérience des routes, tandis que Guenièvre s’efforça de suivre son exemple. Elle s’installa sur l’alezan, un peu nerveuse, mais ses mains étaient fermes sur les rênes, prête à partir. Le marchand, déjà retourné à ses occupations, observa les deux cavaliers s’éloigner, avant de se perdre dans la poussière soulevée par leurs sabots.
Chapter 4: L'écho d'un serment
Chapter Text
Le bateau que Venec avait trouvé était étonnamment rapide, et en quelques jours seulement, ils franchirent le détroit de Gibraltar pour remonter dans la Méditerranée. Venec, les mains sur la barre, scrutait l’horizon avec une impatience mêlée de soulagement : Arthur n’était pas – encore – mort. C’était déjà ça.
Lors d’une escale en Andalousie, il marchanda avec la même énergie des vivres et de l’eau potable, charriant les caisses jusqu’à l’embarcation tandis qu’Arthur restait affalé dans le bateau, à moitié conscient. Alors qu’ils reprenaient la mer, la voix rauque et affaiblie du roi s’éleva soudain :
« Je veux m’arrêter à Rome. »
Venec suspendit son geste, lâchant un soupir d’agacement :
« À Rome ? Et pourquoi faire ? Y’a plus rien à foutre là-bas. La ville tombe en ruines, l’Empire s’est effondré. Vous le savez mieux que personne, d’ailleurs. Vous en avez bien rigolé avec les chefs de clan. »
Arthur plissa les yeux, surpris par le ton de reproche dans la voix de son sauveur :
« Qu’est-ce que ça peut vous foutre à vous, que l’Empire romain s’effondre ? »
Venec le fixa, incrédule, avant de jeter les bras en l’air :
« Vous vous foutez de moi ?! Vous savez combien d’affaires je faisais, là-bas, à Rome ? Le pourcentage de mes bénéfices ?! C’était presque indécent, je vous jure ! »
Arthur roula des yeux, lassé par les jérémiades du brigand. Venec, malgré son irritation manifeste, dirigea tout de même l’embarcation vers l’Italie.
« Pourquoi vous voulez aller à Rome ? » insista-t-il néanmoins, la curiosité l’emportant sur son agacement.
Arthur hésita, sa mâchoire se crispant avant qu’il ne murmure, presque pour lui-même :
« J’ai… quelque chose à régler là-bas. »
Sa voix se brisa, et une image s’imposa à son esprit : Aconia. Il l’avait vue dans ses rêves, dans ses délires fiévreux après sa tentative de suicide. Elle était si réelle qu’il en avait presque oublié sa propre misère. Ils avaient parlé comme autrefois, à l’époque où rien n’importait d’autre que leur amour, où chaque instant ensemble était un trésor.
Et si elle était revenue à Rome ? Et si Macrinus était mort après toutes ces années ?
Bien sûr, il n’était plus l’homme qu’elle avait connu. Son reflet dans l’eau lui renvoyait l’image d’un fantôme. Mais, pour elle, il était prêt à redevenir un roi, un homme digne.
Venec l’observa en silence, intrigué par cette lueur fugace dans les yeux du roi déchu.
« D’accord. Mais une journée, pas plus, okay ? » céda-t-il finalement, bien qu’à contrecœur.
Arthur tourna la tête vers lui, le regard suspicieux :
« Pourquoi vous êtes si pressé d’aller à Chypre ? »
Venec haussa les épaules, mal à l’aise sous l’interrogation. Comment lui expliquer qu’il était attendu, que quelqu’un comptait sur lui là-bas ? Une personne qui avait tout changé pour lui. Mais que pouvait comprendre un roi, habitué à des amours grandioses et impossibles, à ce genre de loyauté intime et discrète ? Venec n’avait aucune idée de qui était Aconia ni de ce qu’elle représentait pour Arthur, mais il savait une chose : ce détour allait leur coûter cher, en temps et peut-être en danger.
Et pourtant, il mit le cap sur Rome, écoutant sa loyauté, comme toujours.
L’approche de Rome fut lente, le vent se faisant capricieux, comme un signe, un avertissement qu’il ne fallait pas y aller. À mesure qu’ils s’enfonçaient dans le delta du Tibre, le paysage changeait : des collines couvertes d’oliviers et de cyprès bordaient les rives, mais bientôt, les signes de délabrement prirent le dessus. Les restes de villas abandonnées, des docks à moitié effondrés et une odeur de vase leur donnèrent un avant-goût de ce qui les attendait. Venec scruta les environs, méfiant. La Rome qu’il connaissait n’était plus qu’un souvenir.
« Voilà, on est arrivés », lâcha-t-il en jetant l’ancre à proximité d’un embarcadère déserté.
Arthur se redressa péniblement. Il avait perdu encore plus de poids depuis leur départ. Ses joues creuses, son regard éteint, et sa barbe clairsemée lui donnaient l’allure d’un mendiant. Son manteau élimé et tâché dissimulait à peine son état.
« Vous comptez vraiment débarquer comme ça ? » demanda Venec en le regardant de haut en bas, les bras croisés.
Arthur ne répondit pas. Il sauta maladroitement sur le quai, manquant de glisser sur les pierres humides. Venec le rattrapa de justesse.
« Vous pourriez au moins mettre des chaussures », grommela-t-il.
Arthur ignora la remarque et commença à marcher, pieds nus sur le pavé froid. Venec secoua la tête, résigné, avant de le suivre. Les grandes avenues qu’Arthur avait arpentées dans sa jeunesse étaient encombrées de débris et d’herbes folles. Des maisons autrefois somptueuses s’étaient effondrées, et les forums, jadis remplis de philosophes et de marchands, n’étaient plus que des terrains vagues où rôdaient des silhouettes hagardes.
Venec jetait des regards autour de lui, nerveux :
« Vous êtes sûr que c’est ici que vous voulez être ? Parce que moi, je trouve ça moins accueillant que prévu. »
Arthur ne répondit toujours pas. Chaque pas semblait le rapprocher d’un passé qu’il peinait à affronter. Ses souvenirs de Rome étaient faits de faste et de grandeur. Les banquets, les discours enflammés, les yeux brillants d’Aconia dans une foule admirative…
Mais tout cela était mort. Tout comme lui, pensa-t-il.
Ils finirent par arriver devant une maison qui semblait un peu moins délabrée que les autres. Arthur s’arrêta, fixant la porte d’un regard chargé de douleur et d’espoir.
Venec, perplexe, observa son compagnon :
« C’est là ? »
Arthur hocha la tête, hésitant un instant avant de se tourner vers Venec :
« Restez là. »
Il ne savait pas ce qu’il allait trouver derrière cette porte, et il ne voulait pas que Venec soit le témoin d’un nouvel effondrement. Prenant une profonde inspiration, il se remémora les mots de Macrinus lors de leur dernière confrontation. Ce jour-là, Aconia était partie au bras de son mari légitime, mais le général romain avait prononcé des paroles étranges : il laisserait la porte de la villa ouverte, qu’elle devienne un refuge si nécessaire.
Déglutissant avec difficulté, Arthur poussa la porte. Elle grinça, hésitante, comme si elle n’avait pas été ouverte depuis des années. Il s’attendait presque à y trouver une foule de mendiants ayant investi les lieux, mais non : la villa était déserte. Une nuée d’oiseaux, installés dans le hall, s’envola en criant à son approche.
Les souvenirs l’assaillirent dès qu’il franchit le seuil. Ce lieu avait été le théâtre de son amour, un temple de la noblesse romaine, et maintenant... maintenant, ce n’était plus qu’une ruine. Les rideaux en soie pendaient en lambeaux, rongés par les mites. Le sol, autrefois si impeccable, était jonché de débris et de poussière. Le marbre blanc des colonnes était fendu, les mosaïques avaient été arrachées ou brisées.
Arthur erra dans ce qui avait été une demeure éclatante. Pas un signe de vie. De toute évidence, ni Aconia ni Macrinus n’étaient jamais revenus de Macédoine. L’espoir qui avait brûlé en lui, fragile mais tenace, s’éteignit d’un souffle glacé.
Ses pas le menèrent à la chambre qu’ils avaient partagée. Là aussi, tout n’était plus que désolation. Il s’assit sur ce qui restait du lit et, pris d’un élan de folie, s’y allongea. Il espérait... quoi ? Retrouver l’odeur d’Aconia ? Ressentir sa présence ? Mais il n’y avait rien. Rien d’autre que les souvenirs douloureux. Il ferma les yeux, épuisé, et sombra dans un sommeil agité.
Quand il se réveilla, une heure plus tard, un détail attira son attention. Dans un coin de la pièce principale, à moitié dissimulé sous un tas de débris, un éclat de rouge terni. Il se leva, le cœur battant, et s’approcha. Ses doigts tremblants écartèrent les débris pour dévoiler un morceau de tissu élimé.
Arthur tendit la main et le saisit. Le tissu était usé, sali, mais il reconnaîtrait ce toucher entre mille. Ses yeux s’emplirent de larmes alors qu’il tirait délicatement la robe à lui. Rouge autrefois éclatant, elle était maintenant terne, presque triste. La robe de mariée d’Aconia.
Il se souvenait encore du jour où elle l’avait portée. Leur mariage secret, illégal, défiant les lois et les conventions. Elle avait exigé de lui une promesse : ne jamais consommer son mariage avec Guenièvre, lui rester fidèle, coûte que coûte. Et Arthur avait tenu cette promesse. Il n’avait jamais failli.
Mais qu’en était-il d’elle ? Avait-elle, elle aussi, été fidèle jusqu’au bout ? Avait-elle repoussé les avances de Macrinus, pensant à lui, à Arthur ? Ou bien l’avait-elle oublié, relégué au rang d’un souvenir douloureux parmi d’autres ?
Le roi serra la robe contre lui, comme pour y chercher une réponse, un signe. Mais le silence des lieux ne lui offrit que son écho.
Arthur émergea de la villa, les épaules basses, tenant précautionneusement le morceau de tissu rouge dans ses mains. Sa démarche, hésitante et lourde, trahissait le poids des souvenirs qu’il venait de déterrer. Il ne portait plus que des lambeaux d’espoir, aussi abîmés que la robe d’Aconia qu’il pressait contre lui.
Venec l’attendait, adossé contre un muret délabré, les bras croisés, une expression d’agacement teintée d’inquiétude sur le visage. Il mâchouillait un brin d’herbe, regardant l’horizon pour tuer le temps, mais il tourna rapidement la tête en entendant les pas de son compagnon.
« Eh ben, vous en avez mis du temps, » lança-t-il, visiblement impatient.
Arthur ne répondit pas tout de suite. Il s’arrêta à quelques pas de Venec, fixant le sol, comme s’il ne trouvait pas les mots. Venec fronça les sourcils, ses yeux glissant vers l’objet rouge dans les mains d’Arthur.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il en désignant la robe d’un mouvement du menton.
Arthur serra les lèvres, levant légèrement le tissu pour l’examiner à nouveau. Ses doigts caressèrent la soie usée, et il répondit d’une voix rauque, à peine audible :
« C’est… rien… »
Venec pencha la tête, perplexe. Il n’avait pas besoin d’un dessin pour comprendre de qui Arthur parlait. Une partie de lui voulait poser d’autres questions, mais il savait reconnaître une plaie encore béante. Il soupira et se redressa.
« Et vous l’avez trouvée, votre réponse ? » demanda-t-il finalement, avec une franchise un peu brutale, mais non dénuée d’une certaine sollicitude.
Arthur releva enfin la tête, les yeux rouges et fatigués, mais étrangement vides.
« Non, » admit-il dans un souffle. « Il n’y avait rien… Rien d’autre que…»
Il regarda à nouveau la robe, puis la baissa, comme si elle n’avait plus aucune importance.
Venec fit un pas en avant, adoucissant légèrement son ton.
« C’est peut-être mieux comme ça, non ? Une réponse floue, ça laisse de la place à l’espoir. »
Arthur le regarda, un mélange de mépris et de résignation dans les yeux.
« L’espoir, c’est ce qui m’a mené ici. »
Venec haussa les épaules, laissant le silence répondre à sa place. Puis il désigna le bateau amarré non loin.
« On ferait mieux de partir. Vous avez l’air d’avoir eu votre dose de cette ville. »
Arthur hésita un instant, son regard revenant vers la villa derrière lui. Mais il hocha la tête et, sans un mot de plus, se mit en marche vers l’embarcation, serrant toujours la robe contre lui. Venec le suivit de près, lançant un dernier coup d’œil vers la demeure abandonnée, avant de marmonner pour lui-même :
« Ces foutus Romains, toujours à compliquer les choses... »
Chapter 5: Les routes de l'Inconnu
Chapter Text
Le vent soufflait doucement sur le port de Bononia lorsque Guenièvre monta en selle, non sans une certaine satisfaction. Elle jeta un dernier regard en arrière, vers les côtes du royaume de Logres, où l’horizon se fondait dans un gris froid et familier. Elle inspira profondément, comme si l’air salé du littoral pouvait enfin la libérer du poids invisible qu’elle portait depuis des années.
« Enfin », murmura-t-elle presque pour elle-même, serrant les rênes entre ses doigts gantés.
Alzagar, déjà monté sur son cheval, la dévisagea avec un sourire en coin.
« Tu sembles soulagée ? »
Guenièvre ne releva pas l'ironie dans son ton et hocha simplement la tête.
« Quitter Logres est un soulagement, oui. Ce royaume est lourd, figé dans ses traditions et ses attentes. Je suis curieuse de ce qui m’attend ailleurs. »
Il haussa les sourcils, visiblement amusé.
« La Gaule, c’est autre chose. Les gens sont rudes, et les routes encore plus. Mais il faut reconnaître que le vin y est bon. »
Elle ne répondit pas immédiatement, laissant son regard errer sur les rues de Bononia, encore animées par les marchands et les pêcheurs qui déchargeaient les derniers produits de la journée. Les odeurs de poisson, de sel et de fumée emplissaient l’air. Ce n’était pas un décor noble, mais c’était vivant. Authentique.
« Et ces Gaulois… ils sont si différents ? » demanda-t-elle finalement.
Alzagar haussa une épaule.
« Ils sont… plus francs que ceux de Logres. Ils ne mâchent pas leurs mots et ne perdent pas de temps avec les cérémonies inutiles. Tu verras, certains te paraîtront un peu bruts. »
Guenièvre esquissa un sourire. Elle avait vécu entourée de nobles en quête de raffinement, mais leurs manières n’avaient jamais su masquer leur hypocrisie. Elle se demanda si la simplicité gauloise ne serait pas un souffle d’air frais.
Ils quittèrent la ville au trot, longeant d’abord les sentiers qui bordaient les champs de sel. Les chevaux, récemment achetés, étaient robustes mais dociles, et répondaient bien aux gestes d’Alzagar, qu’elle observait du coin de l’œil. Contrairement à ce qu’elle aurait imaginé d’un homme comme lui, il avait une maîtrise certaine de sa monture. Chaque mouvement de ses rênes était précis, presque élégant, en dépit de son allure désinvolte.
Le paysage changea peu à peu alors qu’ils s’enfonçaient dans l’intérieur des terres. Les plaines s’étiraient à perte de vue, et des bosquets ponctuaient l’horizon. Guenièvre, habituée aux horizons clos de Logres et à ses forêts denses, se surprit à apprécier cette nouvelle ouverture.
« Est-ce toujours aussi… paisible ? » demanda-t-elle après un moment, brisant le silence.
Alzagar jeta un coup d’œil autour d’eux avant de répondre, son sourire s’élargissant.
« Pas toujours, non. Les routes de la Gaule peuvent être dangereuses, surtout quand on approche des grandes cités. Mais ici, tu n'as rien à craindre. Les seules créatures que nous risquons de croiser sont des moutons. »
Elle leva les yeux au ciel devant son ton moqueur, mais ne put s’empêcher de sourire. Le contraste entre cet homme, si peu chevaleresque dans ses manières, et les figures raides et austères qu’elle avait connues à la cour, était presque rafraîchissant.
Ils continuèrent leur chemin en silence pendant quelques minutes, seuls les sabots des chevaux brisant la quiétude du sentier. Guenièvre, observant Alzagar du coin de l’œil, finit par rompre la tranquillité.
« Vous avez l’air de connaître la route. Vous avez voyagé souvent ? »
Alzagar haussa légèrement les épaules, l’air de minimiser la question.
« J’ai bourlingué, oui. Par nécessité, plus que par plaisir. Mais disons que je sais reconnaître un chemin qui mène quelque part. »
Guenièvre fronça légèrement les sourcils.
« Et où ce chemin nous mène-t-il, précisément ? »
Il tourna la tête vers elle, un éclat amusé dans le regard.
« T'es pressée de connaître mon plan, hein ? »
Elle resta droite sur sa selle, le toisant avec une certaine dignité.
« Je préfère savoir où je vais plutôt que de m’en remettre au hasard. »
Alzagar rit doucement, secouant la tête.
« T'as pas vraiment le choix, dame. Mais rassure-toi, je ne suis pas du genre à me perdre. »
Guenièvre pinça les lèvres, légèrement agacée par son ton décontracté.
« Alors, quel est le plan ? Nous allons où en premier ? »
Alzagar tapota distraitement l’encolure de son cheval, réfléchissant un instant avant de répondre.
« On prend la direction de Lugdunum. Une grande ville, pas trop loin d’ici. Les routes y sont bien entretenues, et on y trouvera de quoi nous ravitailler. Ensuite, on traversera les montagnes pour rejoindre les terres des Helvètes. De là, on descendra plus au sud vers la Pannonie et la Dalmatie. On longe la côte pour éviter trop d’ennuis, et on bifurque à l’est une fois qu’on approche de l’Anatolie. »
Il énumérait tout cela avec une aisance qui surprit Guenièvre.
« Vous avez l’air de bien connaître ces régions », dit-elle avec curiosité.
Il haussa un sourcil, visiblement amusé par son incrédulité.
« Tu croyais quoi ? Que j’étais un amateur ? »
Elle haussa légèrement les épaules, esquivant la question.
« Vous semblez avoir beaucoup voyagé. Vous êtes un marchand ? »
Alzagar éclata d’un rire bref et moqueur.
« Non, pas vraiment. Les marchands restent à l’abri dans leurs boutiques, ou voyagent avec des caravanes bien gardées. Moi, je… disons que je voyage pour d’autres raisons. »
Guenièvre sentit une pointe de méfiance dans sa réponse, mais n’insista pas. Elle n’était pas certaine de vouloir savoir ce qui le motivait réellement.
« Et toi ? » reprit-il après un moment, changeant de sujet. « C’est ta première fois si loin de chez toi, pas vrai ? »
Elle détourna légèrement le regard.
« Non, pas tout à fait. Je suis déjà allée à Rome. Mais c’était en bateau, pas à cheval. »
Alzagar hocha la tête, intrigué.
« Rome, hein ? Pas mal pour une dame de compagnie. T'avais un maître influent, je suppose ? »
Guenièvre, piquée au vif, hésita un instant avant de répondre, préférant ne pas démentir ce qu’il croyait.
« On peut dire ça. Mais le voyage était très différent. »
Il hocha la tête, comme s’il comprenait parfaitement sans chercher à en savoir plus.
« Eh bien, considère ça comme une aventure. »
Guenièvre observa l’horizon qui s’étendait devant eux, le cœur partagé entre l’appréhension et une étrange excitation. Une aventure… Peut-être. Ou peut-être un exil, se dit-elle en silence.
Ils chevauchèrent toute la journée, sans prendre de pauses. Quand le jour diminua, Alzagar s’autorisa enfin à descendre de cheval. Il choisît une petite clairière, assez isolée mais qu’il saurait protéger s’il le fallait. Autour du feu crépitant qu’il avait allumé, la nuit s’étendit très rapidement comme un voile d’encre sur la plaine déserte. Alzagar avait réussi à attraper un lapin un peu plus tôt, et il s’attelait maintenant à le faire rôtir, le regard concentré et les gestes sûrs. Guenièvre, assise un peu plus loin sur un manteau étalé, observait la scène avec une grimace de dégoût.
« Vous êtes obligé de… faire ça ici ? » demanda-t-elle en retenant un haut-le-cœur, en voyant le sang séché sur les mains d’Alzagar.
Il leva les yeux vers elle, un sourcil haussé.
« Faire quoi ? »
« Ça ! » Elle désigna le lapin embroché, déjà partiellement dépecé.
« Eh bien oui, c’est ça ou jeûner jusqu’à ce qu’on croise un village.Tu veux bouffer, non ? »
Guenièvre détourna le regard, déconcertée.
« Evidemment, mais… enfin, je n’ai jamais vu quelqu’un faire ça de si près. Ce genre de… besogne, c’est pour les serviteurs. »
Alzagar s’arrêta, l’air mi-agacé, mi-amusé.
« Les serviteurs, hein ? Je croyais que t'en étais une… »
Son ton méfiant fît glacer le sang de Guenièvre dans ses veines :
« Non, monsieur. Une dame de compagnie a un rang plus élevé que celui de simple serviteur » dit-elle d’un ton hautain.
Alzagar la dévisagea, la mettant mal à l’aise, mais elle s’efforça de soutenir son regard.
« Ici, on n’a pas de serviteurs. Juste nous deux, et un feu pour éviter de crever de froid. Mais, t'inquiètes pas, je gèrerai la bouffe »
Elle soupira, frottant ses épaules douloureuses. Le froid de la nuit commençait à la mordre, même sous son manteau.
« Ce n’est pas une critique… c’est juste que je n’y suis pas habituée. »
Alzagar haussa les épaules et retourna le lapin sur le feu.
« Tu ferais mieux de t'habituer. C’est pas le dernier qu’on va manger. »
Guenièvre serra les dents, le dos voûté par la fatigue. Ses muscles la lançaient après une journée entière en selle. Elle bougea un peu, essayant de trouver une position plus confortable, mais son visage se crispa malgré elle.
« Ça va, toi ? » demanda Alzagar sans lever les yeux de son repas improvisé.
« Pas vraiment, non. J’ai mal partout. »
Il rit doucement, un rire sans méchanceté.
« C’est parce que tu montes mal. Tu tiens les rênes comme si c’était des ficelles prêtes à casser, et tu te crispes tout le long. T'es jamais montée à cheval, c’est ça ? »
Elle releva le menton, vexée.
« Si, bien sûr que si ! Mais pas… comme ça. Pas aussi longtemps. Et sûrement pas avec des chevaux aussi… »
« Aussi quoi ? » l’interrompit-il avec un sourire narquois.
« Aussi peu… gracieux. »
Il éclata de rire cette fois, secouant légèrement la tête.
« Ces chevaux te portent, c’est tout ce qui compte. Tu vas voir, demain, ça ira mieux. Enfin, si tu survis au lapin. »
Elle lui lança un regard noir, mais il continua de rire en mordant dans un morceau de viande juteux. Après un long silence où seuls le feu et le bruissement du vent se faisaient entendre, Guenièvre murmura :
« Vous avez l’air de savoir ce que vous faites. Vous avez toujours vécu comme ça ? Sur la route, à vous débrouiller seul ? »
Il haussa les épaules.
« C’est une vie comme une autre. Pas de château, pas de domestiques, pas de dame de compagnie » ajouta-t-il avec un sourire narquois. « Mais pas d’attaches non plus. Je vais où je veux, quand je veux. J’ai quand même ma baraque à Chypre, comme point de ralliement, mais c’est tout… »
Elle baissa les yeux, une ombre de tristesse traversant son visage.
« Pas d’attaches… ça doit être… apaisant. »
Alzagar la regarda un instant, intrigué par le ton de sa voix, mais il ne posa pas de question.
« Mange un peu, ça te fera du bien. On a encore beaucoup de route demain. »
Guenièvre hésita, mais finit par prendre un morceau du lapin rôti qu’il lui tendait. Elle le goûta à contrecœur, surprise de constater qu’il était meilleur que ce qu’elle imaginait.
Pour la première fois depuis leur départ de Bononia, un petit sourire apparut sur ses lèvres. Alzagar sourit à son tour, se rapprochant du feu et se tourna en serrant son manteau contre lui.
« Bonne nuit »
« Bonne nuit Alzagar » répondît doucement la reine.
Chapter 6: La maison vide
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La Méditerranée brillait sous le soleil de fin d’après-midi, ses eaux limpides d’un bleu profond bordant les rives de Chypre. Venec, debout à la proue du bateau, scrutait l’horizon avec une attention fébrile. L’île se dévoilait peu à peu, ses collines verdoyantes, ses plages dorées et ses villages blanchis à la chaux offrant un contraste saisissant avec les mois de mer qu’ils venaient d’endurer. Pourtant, Venec peinait à ressentir la moindre excitation. Trois mois. Trois mois à naviguer, à lutter contre les caprices de l’océan et les pénuries de vivres. Trois mois à supporter les silences pesants d’Arthur, son roi en exil, qui semblait avoir laissé son âme quelque part sur les rives de Bretagne. Venec avait toujours été un survivant, habitué aux épreuves, mais cette traversée avait mis sa patience à rude épreuve. Derrière lui, Arthur s’appuyait lourdement contre le bastingage, le regard vide. Le roi semblait avoir vieilli de dix ans en l’espace de quelques mois. Son teint était cireux, ses joues creusées, et ses yeux, autrefois pleins de feu et de détermination, ne reflétaient plus qu’une fatigue insondable.
« Regardez Sire, » dit Venec en désignant la côte d’un geste du menton. « Chypre. On y est presque. »
Arthur tourna la tête lentement, comme s’il peinait à comprendre ce qu’on lui disait. Il hocha vaguement la tête sans répondre, son attention déjà ailleurs. Venec soupira. Il reporta son regard sur l’île qui s’approchait. La beauté de Chypre avait toujours eu un effet apaisant sur lui, mais aujourd’hui, elle ne suffisait pas à chasser l’inquiétude qui le rongeait. Ses yeux fixèrent une silhouette qui se tenait près du ponton où ils allaient accoster. Son cœur fit un bond. Alzagar. Il l’aurait reconnu entre mille, même à cette distance. La manière de se tenir, cette allure familière… Venec sentit un sourire se former sur ses lèvres, un soulagement inattendu balayant brièvement ses tourments. Mais à mesure que le bateau approchait, son sourire s’effaça. Ce n’était pas lui. La déception lui tordit l’estomac. Venec serra la mâchoire, refoulant l’élan de colère qui menaçait de l’envahir. Il savait qu’Alzagar était parti peu après lui, en suivant une route différente. Logiquement, il aurait dû être ici avant eux. Alors pourquoi n’était-il pas là ?
Quand le bateau accosta enfin, Dikhil, la silhouette en question, s’avança avec un sourire moqueur.
« Bon voyage ? » lança-t-il en attrapant l’amarre que Venec lui tendait.
Venec lui jeta un regard noir en descendant du bateau. Il ne prit même pas la peine de répondre, ses yeux balayant les environs comme s’il espérait qu’Alzagar surgirait de nulle part.
« Il est où ? » finit-il par demander d’un ton sec.
Dikhil haussa les épaules, son sourire s’élargissant.
« Comment veux-tu que je sache ? C’est pas moi qui suis censé le surveiller. T’aurais pas dû le croiser dans ton bled ? »
Venec grogna, agacé.
« Si. Il est parti presque en même temps que moi. Il aurait dû être là. »
« Eh ben, il a dû faire un détour. Ça lui ressemble, non ? T’inquiète pas, il finira par rappliquer. »
Le ton désinvolte de Dikhil irritait Venec, mais il n’avait pas le temps de s’attarder sur une joute verbale. Un mouvement à sa droite attira son attention : Arthur titubait, ses jambes flageolantes sous l’effort.
« Attrape-le ! » s’écria Venec en tendant les bras.
Dikhil réagit rapidement, glissant un bras sous l’épaule d’Arthur pour l’empêcher de s’effondrer. Il observa le roi avec un mélange de curiosité et d’ironie.
« C’est lui, ton fameux roi Arthur ? Je m’attendais à un truc un peu plus… impressionnant. »
Venec lui jeta un regard noir.
« T’arrêtes, ouais ? »
« T’as perdu ton sens de l’humour en route ? » répliqua Dikhil en souriant.
Venec choisit d’ignorer la remarque et aida à soutenir Arthur. Ensemble, ils se dirigèrent vers la maison.
La demeure d’Alzagar était exactement comme Venec l’avait laissée. Simple mais spacieuse, elle était construite en pierre claire, avec des volets bleus qui rappelaient les eaux de la Méditerranée. À l’intérieur, les sols en terre cuite et les tapis colorés ajoutaient une touche chaleureuse. Chaque recoin portait l’empreinte d’Alzagar : des jarres d’huile soigneusement alignées, des outils de cuisine accrochés au mur, des livres en plusieurs langues empilés sur une table basse. Mais aujourd’hui, la maison paraissait vide. Venec avait l’impression d’entendre les échos d’un passé qui n’existait plus. Il voyait Alzagar partout : dans la lumière qui traversait les rideaux, dans le parfum qui imprégnait l’air. Son absence rendait tout ça insupportablement lourd. Arthur s’effondra sur une chaise, épuisé. Venec posa une main sur son épaule.
« Reposez-vous, Sire. Je vais m’occuper de tout. »
Arthur lui lança un regard noir :
« Arrêtez de m’appeler Sire »
La mâchoire de Venec se crispa : il n’était vraiment pas d’humeur à cet instant.
« Désolé » répliqua-t-il sèchement. « L’habitude »
« Perdez-là » répondît Arthur encore plus sèchement.
Dikhil, déjà dans la cuisine, s’affairait à préparer un repas.
« Vous avez l’air de deux naufragés, » lança-t-il en déposant une assiette de fruits frais et de pain sur la table. « Mangez avant de tomber dans les pommes. »
Arthur prit quelques bouchées, mais son appétit était limité. Venec, en revanche, dévora la nourriture avec une voracité presque désespérée. Chaque bouchée semblait une tentative d’étouffer l’angoisse qui grandissait en lui. Arthur observa Dikhil avec curiosité.
« Et vous êtes qui, vous? » demanda-t-il, la voix rauque.
Dikhil haussa les épaules en s’asseyant à son tour.
« Un vieux copain de Venec. On s’est rencontrés y’a des années, en Sicile. Lui, il avait des ennuis, et moi, j’avais besoin de quelqu’un qui savait se débrouiller. Ça a bien marché. »
Venec grogna, la bouche pleine.
« Traduction : il m’a exploité pour ses combines. »
« Et toi, t’as gagné plus d’or que t’aurais jamais pu espérer. Alors arrête de râler. »
Arthur hocha lentement la tête, trop épuisé pour prolonger la conversation. Après avoir mangé ce qu’il pouvait, il se leva difficilement, vacillant légèrement.
Venec se leva aussitôt et attrapa le bras d’Arthur pour l’aider.
« Venez, je vais vous montrer votre chambre, Si... » il s’arrêta juste à temps.
Arthur se laissa guider sans protester, ses pas lourds résonnant sur le sol de pierre. Venec l’emmena à l’étage, où l’air était légèrement plus frais. Il poussa la porte d’une chambre sobre mais accueillante. Une fenêtre ouverte donnait sur la mer, laissant entrer une brise douce et salée.
« C’est ici. » Venec désigna le lit, une structure en bois simple mais robuste, recouverte de draps propres. «Vous serez tranquille. Personne viendra vous déranger. »
Arthur regarda la pièce avec un mélange d’indifférence et de gratitude.
« Merci, Venec. »
Venec hocha la tête, sans rien dire, et observa Arthur s’asseoir sur le lit avec difficulté. Le roi semblait à bout de forces, son corps et son esprit épuisés par les épreuves qu’il avait traversées.
« Appelez si vous avez besoin de quelque chose, » ajouta Venec avant de tourner les talons.
Mais avant qu’il ne sorte, Arthur murmura, presque inaudible :
« Venec… Merci. Vraiment. »
Venec s’arrêta un instant, les doigts sur la poignée de la porte. Il ne répondit pas tout de suite, son regard fixé sur l’horizon à travers la fenêtre. Puis il acquiesça, presque imperceptiblement, avant de refermer doucement la porte derrière lui.
Le silence de la nuit enveloppa à nouveau la maison. Venec quitta la bâtisse, retournant au bateau. Avec un soupir las, il s’asseya sur le ponton, fixant l’horizon. La mer, noire et infinie, semblait refléter ses pensées tourmentées. Il avait l’habitude qu’Alzagar prenne son temps, qu’il disparaisse sans prévenir. Mais cette fois, quelque chose clochait. Ils s’étaient croisés en Bretagne, et Alzagar lui avait assuré qu’il rentrerait directement. Alors pourquoi n’était-il pas là ? Venec passa une main dans ses cheveux, frustré. La maison, si familière, lui paraissait étrangère en l’absence d’Alzagar. Chaque recoin lui rappelait cet homme : ses gestes précis, son rire, son odeur. C’était insupportable. Dikhil s’approcha, une cruche de vin à la main.
« Tu vas pas rester là toute la nuit, si ? »
Venec grogna.
« Fous-moi la paix. »
« T’es pas du genre à attendre comme ça, d’habitude. T’es sûr qu’il te manque autant, ou c’est juste la fatigue qui te monte à la tête ? »
Venec serra les dents.
« Il devrait être là. Ça me plaît pas. »
Dikhil haussa les épaules et s’assit à côté de lui.
« Il va revenir. Il revient toujours, pas vrai ? »
Venec ne répondit pas. Mais au fond de lui, il espérait que Dikhil avait raison.
Chapter 7: Les chemins qui forgent
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Cela faisait près de trois mois qu'Alzagar et Guenièvre avaient quitté Bononia, et leurs péripéties les avaient menés à travers des paysages aussi variés qu'intrigants. La Gaule avait été leur premier grand défi, non par ses routes, qui étaient relativement praticables, mais par sa diversité surprenante. Ils avaient traversé des terres agricoles verdoyantes où les paysans labouraient leurs champs, croisant des villages pittoresques aux toits de chaume et aux rues boueuses. L’ambiance des marchés, où l’on échangeait du sel, du vin et des étoffes, restait gravée dans l'esprit de Guenièvre.
À Lugdunum, ils avaient passé quelques jours pour se ravitailler. La ville, animée par ses thermes et ses amphithéâtres, grouillait de vie. Guenièvre s'était émerveillée devant l'organisation des lieux : les rues pavées, les échoppes où l'on vendait des bijoux d'argent et des épices venues de contrées lointaines. Mais Alzagar, toujours vigilant, restait méfiant. Lugdunum n'était pas exempt de brigands ou de soldats romains corrompus.
« Ne t'attarde pas trop sur les beautés de la ville, » lui avait-il conseillé un soir, alors qu'ils se glissaient dans une auberge modeste. « Les hommes ici ont le sourire facile, mais la dague rapide. »
En quittant la Gaule, ils s’étaient dirigés vers la Rhétie, où la route devenait plus ardue. Les vastes plaines faisaient place à des montagnes imposantes et des forêts sombres, presque oppressantes. Le froid les accueillit sans douceur, et leurs montures luttaient pour progresser sur des chemins boueux ou gelés. Chaque matin, Guenièvre se réveillait avec les muscles endoloris, ses mains engourdies par l'air glacial. Pourtant, elle ne se plaignait jamais ouvertement, même lorsque son corps menaçait de céder.
Les villages en Rhétie étaient rares et austères. Les habitants, emmitouflés dans de lourds manteaux, les regardaient passer avec des yeux méfiants. Alzagar, bien que discret, savait comment éviter les tensions : un échange de victuailles ou une pièce d'argent suffisait souvent à calmer les soupçons.
« Ces montagnes semblent sans fin, » avait soufflé Guenièvre un soir, alors qu'ils campaient près d'un feu timide.
« Elles le sont presque, » avait répondu Alzagar en haussant les épaules. « Mais elles protègent aussi. Peu de soldats osent s’aventurer si loin. Ici, on est libres. »
La Norique leur offrit un répit bienvenu. Les vallées étaient plus accueillantes, et les rivières scintillaient sous un soleil pâle mais persistant. Les villages semblaient plus chaleureux, avec leurs maisons en bois ornées de sculptures primitives. Les habitants, bien que toujours sur leurs gardes, se montraient plus enclins à partager un repas ou un toit pour une nuit.
« C’est étrange... Ici, tout paraît plus simple, » avait remarqué Guenièvre en observant une famille rassembler du bois pour l’hiver.
Alzagar l’avait regardé avec étonnement, sentant une pointe d’envie dans ses paroles. Il se demanda comment elle pouvait préférer ce genre de vie au confort de Kaamelott, mais il n’osa pas interrompre sa contemplation et se contenta de se taire.
En arrivant en Dalmatie, le climat changea à nouveau. La mer Adriatique, visible au loin, scintillait comme une promesse. Les routes, cependant, restaient périlleuses. La région montagneuse qu’ils traversaient semblait hostile, avec ses falaises abruptes et ses sentiers à peine tracés. Les villages, souvent perchés sur des hauteurs, étaient peu accueillants ; les habitants fuyaient les étrangers, craignant les bandes de pillards qui écumaient les environs.
La tempête les surprit en pleine ascension d’un col escarpé. Le vent, déjà mordant depuis plusieurs jours, s'était transformé en une force presque invincible, hurlant à travers les montagnes comme une bête enragée. La pluie, glaciale et drue, fouettait leurs visages, rendant chaque pas plus ardu que le précédent.
« On doit trouver un abri ! » cria Alzagar, sa voix à peine audible dans le rugissement du vent.
Guenièvre, grelottant malgré son manteau de laine, hocha la tête. Chaque mouvement lui demandait un effort surhumain. Ses cheveux mouillés lui collaient au visage, et elle peinait à maintenir son cheval sur le chemin boueux.
Le sentier devenait de plus en plus dangereux. Des pierres roulaient sous les sabots des chevaux, et Guenièvre manqua de tomber à plusieurs reprises. Alzagar, malgré la tourmente, gardait son calme. Ses yeux fouillaient l’horizon à la recherche d’un abri.
Après ce qui leur parut une éternité, il aperçut enfin une ouverture dans la roche, à quelques mètres au-dessus du chemin.
« Là ! On va s’abriter là ! »
Ils guidèrent leurs chevaux avec précaution jusqu’à l’anfractuosité, glissant et trébuchant sur les rochers humides. La grotte, bien qu’étroite, offrait une protection bienvenue contre les éléments.
Alzagar s’empressa d’allumer un feu avec le peu de bois sec qu’il avait réussi à conserver. Les flammes, bien que vacillantes, diffusèrent une chaleur précieuse.
Guenièvre, épuisée, s’effondra près du feu. Ses lèvres étaient bleues de froid, et ses mains tremblaient alors qu’elle essayait de retirer ses bottes trempées.
« Tiens, prends ça, » dit Alzagar en lui tendant une couverture de laine.
Elle s’enroula dedans sans un mot, ses dents claquant encore sous l’effet du froid. Alzagar, après avoir sécurisé les chevaux à l’entrée de la grotte, s’assit près d’elle.
« Tu vas devoir te réchauffer rapidement, sinon tu tomberas malade. »
Guenièvre leva un regard fatigué vers lui. « Je fais ce que je peux... »
Le silence s'installa, uniquement troublé par le sifflement du vent à l'extérieur.
« Viens là, » dit Alzagar brusquement, en se déplaçant pour s’asseoir juste à côté d’elle.
Elle le fixa avec surprise, mais il ajouta, sans lui laisser le temps de protester :
« On ne va pas survivre à cette nuit si on reste chacun dans notre coin. Le feu ne suffira pas. »
Elle hésita une seconde, puis se laissa aller contre lui. La chaleur de son corps, bien que modeste, était une bénédiction dans cet enfer glacé.
« Je n’ai jamais connu une tempête pareille, » murmura-t-elle, sa voix à peine audible.
« Moi si, » répondit Alzagar. « Et je peux te dire une chose : elle finira par passer. Tout finit par passer. »
Guenièvre, réchauffée par sa présence, sentit ses paupières s’alourdir. Pourtant, avant de sombrer, ses pensées la ramenèrent à Arthur. Où pouvait-il être, en cet instant ? Avait-il trouvé un endroit sûr ? Ou était-il encore traqué par les hommes de Lancelot ?
Un soupir échappa à ses lèvres.
« À quoi tu penses ? » demanda Alzagar, sentant son trouble.
Elle hésita, puis répondit :
« À une vie que j’ai laissée derrière moi. Une vie que je ne retrouverai peut-être jamais. »
Il n’insista pas, respectant son silence.
Le reste de la nuit fut rude. Le vent continuait de hurler à l'extérieur, et les températures glaciales ne cessaient de les tourmenter. Pourtant, blottis l’un contre l’autre, ils trouvèrent un semblant de répit.
Au petit matin, la tempête s’était calmée, et un silence étrange régnait sur les montagnes. Alzagar, le premier éveillé, observa le paysage depuis l’entrée de la grotte. Le soleil timide éclairait les sommets enneigés, offrant une beauté presque irréelle après l’horreur de la veille.
Guenièvre, encore ensommeillée, s’approcha à ses côtés.
« C’est beau, » murmura-t-elle.
« Oui, » admit-il. Puis, après un moment, il ajouta : « Mais ça reste dangereux. On doit partir rapidement. »
Elle hocha la tête, déterminée à continuer malgré la fatigue.
Les montagnes étaient derrière eux à présent, mais leurs corps fatigués et leurs visages marqués par la tempête portaient encore les traces de cette nuit éprouvante. Ils suivaient un sentier qui serpentait entre des collines de plus en plus douces, et, à chaque pas, la végétation changeait, annonçant la proximité de la mer. L’air était différent, chargé de sel et d’humidité, et Guenièvre inspira profondément, comme pour chasser le froid glacial qui s’était incrusté dans ses os.
« On s’approche, non ? » demanda-t-elle en fixant l’horizon, où le ciel semblait s’élargir.
Alzagar hocha la tête sans un mot, ses traits tirés, son regard plus sombre que d’habitude. Il marchait devant elle, une main sur le pommeau de son épée, l’autre tenant les rênes de son cheval qu’il guidait à pied.
« Ça va mieux ? » continua Guenièvre, cherchant à briser le silence.
Il s’arrêta, se retourna légèrement et haussa les épaules.
« Je suis en un seul morceau, pas toi ? »
Elle esquissa un sourire fatigué.
« Si, mais je ne vais pas te mentir, je me sens… usée. »
Elle passa une main sur son front, balayant quelques mèches blondes qui collaient à sa peau. Le tutoiement avait fini par lui venir naturellement, à elle aussi, après quelques semaines. Et à présent, elle ne se voyait plus vouvoyer son compagnon de voyage.
« Cette tempête, c’était… Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur. »
Alzagar la regarda un instant, puis se détourna pour reprendre la marche.
« Ça fait partie du voyage. »
« Tu dis ça comme si c’était normal. Comme si risquer sa vie sur un sentier de montagne balayé par le vent, c’était quelque chose qu’on devait accepter. »
« Parce que c’est le cas, » répondit-il avec une neutralité qui la désarma. « Tout ce qui compte, c’est qu’on avance. »
Guenièvre plissa les yeux, intriguée.
« Tu dis ‘on’, mais est-ce que toi aussi, tu ne te sens pas un peu perdu parfois ? »
Il hésita, le temps d’une seconde à peine, le visage de Venec se dessinant devant lui, avant de répondre d’une voix plus basse.
« Si c’est le cas, j’ai quelque chose qui me ramène à bon port »
Elle resta silencieuse, impressionnée malgré elle par sa détermination.
La côte apparût enfin, quelques heures plus tard, au détour d’un chemin rocailleux qui surplombait la mer Adriatique. Guenièvre poussa une exclamation émerveillée en voyant l’eau scintiller sous le soleil de midi.
« C’est magnifique ! » s’écria-t-elle, ses yeux s’illuminant pour la première fois depuis des jours.
Alzagar, lui, s’arrêta net. Son visage se ferma, et il fixa l’étendue bleue comme si elle représentait un ennemi.
« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Guenièvre, remarquant son changement d’attitude.
Il secoua la tête, les mâchoires serrées.
« Rien. Juste… Tu sais bien… J’aime pas la mer. »
« Ah oui c’est vrai… Allez, on y sera vite » elle sourit comme pour le rassurer.
Le port bourdonnait toujours de vie alors que Guenièvre menait doucement son cheval à travers les étals et les pêcheurs en plein travail. Alzagar marchait à ses côtés, un peu en retrait, silencieux, observant les allées et venues avec son habituelle méfiance. Leurs montures, qui les avaient fidèlement accompagnés à travers montagnes, forêts et plaines, semblaient nerveuses au milieu de la foule animée. Guenièvre caressait distraitement l'encolure de son cheval, son cœur lourd à l’idée de devoir s’en séparer.
« Ça ne me plaît pas, » murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Alzagar.
« Ce n’est pas une question de plaisir, » répondit-il d’un ton neutre. « On ne peut pas les emmener sur le bateau, et on n’a pas les moyens de les garder ici. »
Guenièvre s’arrêta, posant son front contre celui de son cheval. L’animal souffla doucement, comme s’il comprenait son chagrin.
« Ils nous ont sauvés plus d’une fois. Ils ont traversé la tempête avec nous, sans faillir. Et maintenant, on va juste… les abandonner ? »
Alzagar croisa les bras, patient mais inflexible.
« Si tu veux leur donner une chance, trouve quelqu’un de bien. Mais on n’a pas le temps de tergiverser. »
Guenièvre hocha la tête, déterminée à faire de son mieux. Elle se mit à arpenter les ruelles près du port, interrogeant des passants, des marchands, et même des enfants qui s’amusaient à courir autour des étals. Mais à chaque réponse évasive ou à chaque regard intéressé mais calculateur, son cœur se serrait un peu plus.
Après plusieurs heures, elle trouva enfin un homme d’un certain âge, vêtu d’un manteau usé mais propre, qui semblait honnête. Il tenait par la bride un âne chargé de sacs de grains et regardait leurs chevaux avec un mélange de respect et d’envie.
« Ces chevaux sont à vous ? » demanda-t-il, sa voix empreinte d’un léger accent local.
« Oui, » répondit Guenièvre, serrant un peu plus les rênes entre ses doigts. « Ils sont robustes, bien entraînés, et… très loyaux. Celui-là s’appelle Hagan, l’autre a été baptisé Mars, en hommage au dieu romain…»
L’homme s’approcha lentement, posant une main rugueuse mais douce sur le flanc du cheval. Il hocha la tête, visiblement impressionné.
« Ils sont magnifiques. Vous voulez les vendre ? »
Guenièvre sentit sa gorge se nouer, mais elle acquiesça.
« Oui. Mais seulement si vous pouvez leur offrir une bonne vie. »
L’homme haussa un sourcil, surpris par l’intensité de son ton.
« Une bonne vie ? Je suis fermier. Ils travailleront, c’est sûr. Mais je prends soin de mes bêtes. C’est une promesse. »
Elle se tourna vers Alzagar, cherchant une approbation qu’il ne lui donna pas. Il se contenta d’un hochement de tête bref, laissant la décision entre ses mains.
« Combien êtes-vous prêt à payer ? » demanda-t-elle enfin, sa voix tremblante.
L’homme proposa une somme raisonnable, mais elle n’écoutait presque pas. Tout ce qu’elle voyait, c’était le regard doux de son cheval, qui semblait pressentir leur séparation.
« D’accord, » dit-elle d’une voix cassée.
Le fermier sortit une bourse et remit l’argent à Alzagar, puis prit les rênes des deux chevaux. Avant de les laisser partir, Guenièvre s’approcha une dernière fois de son cheval. Elle posa ses mains sur ses joues et murmura doucement :
« Merci. Merci pour tout. »
L’animal frotta son museau contre son épaule, et elle sentit les larmes monter. Elle recula finalement, les mains tremblantes, et regarda le fermier s’éloigner avec les deux montures.
« Ils s’en sortiront, » dit Alzagar après un moment de silence.
« Tu n’en sais rien, » rétorqua-t-elle, la voix amère, les yeux fixés sur les silhouettes qui s’éloignaient dans la foule.
« Peut-être pas. Mais tu as fait ce que tu pouvais. »
Guenièvre ne répondit pas. Elle détourna simplement le regard, une main sur sa poitrine pour tenter d’apaiser la douleur sourde qui l’envahissait.
Plus tard, alors qu’ils retournaient vers le port, elle marcha en silence à côté d’Alzagar. Ses pensées se bousculaient : leur périple, les dangers qu’ils avaient traversés, et surtout, Arthur. Elle se demandait ce qu’il aurait pensé d’Alzagar. Il aurait probablement râlé pendant tout le voyage, mais, au fond d’elle-même, elle aurait voulu qu’il soit là avec eux. Au moins, il aurait été en sécurité.
Alzagar semblait aussi perdu dans ses pensées. Il gardait les yeux fixés sur l’horizon, là où la mer scintillait sous le soleil couchant. Une part de lui ne pouvait s’empêcher de penser à Venec. Il se demandait si son compagnon avait réussi à sauver le roi Arthur, et s’ils avaient réussi à rentrer chez lui. Guenièvre se risqua à l’interroger, sa voix encore empreinte de tristesse.
« Tu penses à quelqu’un, toi aussi ? »
Il tourna lentement la tête vers elle, son regard sombre se posant sur elle avec une intensité inhabituelle.
« Peut-être. »
Elle aurait voulu en savoir plus, mais son ton fermait toute porte à une discussion plus approfondie. Et, quelque part, elle comprenait. Elle-même gardait tant de secrets.
Quand ils arrivèrent enfin au bateau, Guenièvre s’arrêta un instant, contemplant la coque en bois qui se balançait doucement sur l’eau. Elle inspira profondément, tentant de faire taire son appréhension.
Alzagar, lui, semblait presque figé. Ses poings étaient serrés, et ses mâchoires contractées.
« Tu vas monter ? » demanda-t-elle doucement.
Il hocha la tête, mais son corps restait tendu.
« Pas le choix. »
Elle posa une main sur son bras, un geste instinctif, presque apaisant.
« On arrivera à Chypre. Ensemble. »
Il la regarda, surpris par sa douceur, avant de détourner les yeux.
« Ouais. Ensemble. »
Et, ensemble, ils montèrent à bord, prêts à affronter la mer et tout ce qui les attendait au-delà de l’horizon.
Chapter 8: Le secret dévoilé
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Tous les jours, Venec descendait au ponton, restait de longues heures à fixer l’horizon, guettant désespérément le bout d’un mât ou d’une voile annonçant le retour d’Alzagar. Mais il revenait toujours seul, bredouille, un peu plus confus et terrifié que la veille. Dikhil le regardait rentrer, boire, se soûler même, et n’arrivait plus à le rassurer sur le sort de leur ami. Même lui commençait à douter, bien qu’il évitât de le montrer.
La maison, jadis un refuge, semblait maintenant oppresser Venec. Chaque pièce portait la trace d’Alzagar. Il le voyait dans les détails, dans l’ombre d’un meuble, dans les vêtements qu’il avait laissés derrière lui, et même dans l’air sec et salé de Chypre. Plus il tentait d’oublier, plus le silence de la maison amplifiait son absence qui le rendait fou, fou d’inquiétude, de colère et d’amertume.
Arthur avait bien remarqué le manège du jeune brigand, mais il n’en faisait pas cas : ici, baigné par le soleil, la chaleur et une douceur de vivre qui lui rappelait plus qu’assez Rome, le roi déchu reprenait goût à la vie. Après quelques semaines, il finissait même les assiettes que lui tendait Dikhil, alors qu’à ses côtés, Venec ne mangeait plus rien – ou presque. Etrange ironie, se disait-il en regardant du coin de l’œil son sauveur : à leur arrivée, c’était lui qui ne mangeait rien, et Venec qui s’empiffrait. Le roi s’était rasé, pas complètement, mais juste assez pour avoir l’air présentable, Dikhil avait coupé ses cheveux à hauteur de ses épaules, comme avant, avant qu’il quitte la Bretagne.
Le manège de Venec finit par attiser de plus en plus la curiosité du roi : il ne pouvait plus ignorer l’étrange routine de Venec, son visage fermé à chaque retour du ponton, ses repas à peine touchés, son humeur de plus en plus morose. Un soir, alors qu’il se trouvait dans le petit salon avec Dikhil, il décida de poser la question qui le taraudait.
« Dites-moi, » commença-t-il en jouant distraitement avec le bord de sa coupe de vin. « Que cherche-t-il, là-bas, chaque jour ? »
Dikhil, occupé à découper quelques fruits, releva la tête.
« Qui ça ? Venec ? »
Arthur hocha la tête.
« Oui. J’imagine qu’il n’attend pas un bateau à quai pour commercer. »
Dikhil s’assit lentement en face de lui, un sourire en coin.
« Vous êtes perspicace, Sire. Non, il n’attend pas un bateau pour faire affaire. Il attend quelqu’un. »
Arthur arqua un sourcil.
« Quelqu’un ? »
« Oui. Un…ami. »
Arthur plissa les yeux, cherchant à lire entre les lignes.
« Quel genre d’ami ? »
Dikhil haussa les épaules, un éclat malicieux dans le regard.
« Le genre qui compte beaucoup, apparemment. Mais si vous voulez mon avis, ce n’est pas vraiment à moi de vous en parler. »
Arthur fronça les sourcils.
« Vous voulez dire qu’il… »
Dikhil leva une main pour couper court à la supposition. « Je ne dis rien, Sire. Ce n’est pas mon rôle de dévoiler les affaires de Venec. Disons simplement que cet ami – Alzagar - est important pour lui. Très important. »
Arthur s’adossa dans son fauteuil, les yeux fixés sur le plafond. Venec, cet homme aux apparences rudes, semblait cacher une facette bien plus complexe. Arthur ne dit plus rien, mais il ne pouvait s’empêcher de repenser à ces derniers jours, à la façon dont Venec s’effondrait chaque soir, la gorge brûlée par l’alcool et le cœur visiblement rongé par l’absence de cet « ami ».
Le lendemain, tandis qu’Arthur se promenait dans le jardin pour profiter de la chaleur, il aperçut Venec de retour du ponton, encore une fois bredouille. Ce dernier le croisa sans un mot, ses traits tirés par la fatigue et le désespoir.
Arthur hésita un instant, puis se tourna vers lui.
« Venec. »
Le brigand s’arrêta, sans se retourner.
« Quoi ? »
« Vous ne croyez pas qu’il est temps d’arrêter ? »
Venec se retourna lentement, ses yeux sombres et méfiants.
« Arrêter quoi ? »
« De descendre chaque jour au ponton. Vous vous épuisez pour quelque chose que vous ne pouvez pas contrôler. »
Venec rit, un rire froid et amer.
« Vous ne savez rien. Alors, fermez-la. »
Arthur haussa un sourcil, mais resta calme. Venec n’avait jamais osé lever le ton sur son roi, mais, quelque part, Arthur le comprenait. Il le comprenait mieux que personne. Ce refus de laisser tomber, d’abandonner, de « passer à autre chose » comme disaient les gens, il l’avait fait lui-même durer bien plus que quelques semaines.
« Peut-être. Mais ce que je sais, c’est que vous vous détruisez. Vous pensez que ça va l’aider, lui, si jamais il revient et qu’il vous trouve dans cet état ? »
Venec serra les poings, son visage s’assombrissant. Qui avait parlé d’un « il » ? Dikhil, évidemment. Quelle grande gueule, pesta-t-il intérieurement.
« J’ai pas besoin de vos sermons. »
Arthur soutint son regard, impassible.
« Très bien. Mais réfléchissez-y. Parfois, la meilleure façon d’aider, c’est de garder la tête froide. »
Venec tourna les talons, grognant quelque chose d’inintelligible, et s’éloigna vers la maison. Arthur le suivit des yeux, songeant à cet homme si mystérieux, et à l’ami qui semblait tant lui manquer.
Les jours passèrent, immuables, avec cette même routine qui fatiguaient les trois compagnons sans que personne n’ose l’avouer.
Quelques semaines après cette confrontation entre Venec et Arthur, le soleil déclinait doucement, projetant sur l’eau des reflets d’or et de cuivre, tandis que Venec, fidèle à son rituel, se tenait au bout du ponton. Il fixait l’horizon avec cette obstination presque désespérée qui le rongeait chaque jour un peu plus. Son regard balayait l’étendue marine, cherchant, espérant, redoutant.
Puis, au loin, une voile blanche.
D’abord minuscule, comme un éclat perdu dans l’immensité du bleu, elle grandit peu à peu. Venec cilla, plissant les yeux comme pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un mirage. Son cœur battit plus fort, irrégulier, douloureux même. Il ne bougea pas, trop incrédule pour réagir.
Le bateau approchait. Lentement, mais sûrement, il fendait les eaux calmes. Et là, enfin, il les vit. Deux silhouettes sur le pont. Une plus grande, plus fine, familière à en donner le vertige.
Alzagar.
Venec inspira brusquement, comme s’il avait retenu son souffle des semaines durant. Un mélange de soulagement et de colère monta en lui, déchirant son esprit en deux. Il avait tant attendu ce moment, mais une partie de lui avait aussi craint qu’il n’arrive jamais.
Quand le bateau accosta finalement au ponton, Venec resta figé, incapable de bouger. Il le vit sauter du bord avec une souplesse qui n’avait rien perdu de sa vivacité, puis se redresser. Alzagar balaya le rivage du regard jusqu’à ce qu’il tombe sur lui.
Leurs yeux se croisèrent.
L’air sembla s’épaissir autour d’eux, comme si le monde entier s’était arrêté. Les secondes s’étiraient, chaque battement de cœur retentissant comme un tambour dans la poitrine de Venec. Mais il garda son masque, celui qu’il portait depuis des années, celui qui cachait tout.
« T’en as mis du temps, » finit-il par lancer, d’un ton presque désinvolte.
Alzagar, un sourire à peine perceptible sur les lèvres, haussa les épaules.
« C’est la mer. Tu sais que je déteste ça. »
Venec esquissa un sourire en coin, mais ses yeux parlaient un tout autre langage. Ils étaient fixés sur Alzagar, absorbant chaque détail : les cernes sous ses yeux, le sel qui s’accrochait à ses cheveux, la tension dans ses épaules.
« T’as l’air en un seul morceau, c’est déjà ça, » ajouta-t-il en croisant les bras, comme pour contenir une émotion trop violente.
Alzagar le dévisagea un instant, son expression indéchiffrable, avant de répondre, avec une pointe de provocation dans la voix :
« T’espérais quoi, que je revienne sans une jambe ? »
Venec lâcha un ricanement bref, mais son regard ne quittait pas le sien.
« Je savais même pas si tu reviendrais tout court. »
Un silence tomba, lourd, électrique. Alzagar détourna finalement les yeux, mal à l’aise. Il n’avait jamais été doué pour ce genre de confrontations.
« J’suis là, non ? » murmura-t-il.
Mais Venec n’était pas prêt à lâcher si facilement.
« Et si t’étais pas revenu ? Tu pensais à ça, toi, pendant que t’arpentais je sais pas quels putain de chemins ? » Sa voix tremblait légèrement, trahissant la colère et l’angoisse qu’il avait accumulées.
Alzagar releva la tête, son regard s’adoucissant malgré lui. Il fit un pas en avant, réduisant la distance qui les séparait.
« Si j’avais pas cru revenir, je serais pas parti, Venec. Tu sais que je fais rien sans réfléchir. »
Venec serra les dents, ses bras croisés se crispant. Il voulait répondre, hurler, exiger des explications. Mais il savait que cela ne changerait rien. Alzagar était là, et cela devait suffire.
Un bruit derrière eux interrompit leur échange. Guenièvre, qui descendait prudemment la passerelle, avançait avec cette grâce naturelle qui ne l’avait jamais quittée, même après tout ce qu’elle avait vécu. Ses yeux parcoururent les lieux, et un sourire léger étira ses lèvres.
« C’est un bel endroit, ça valait le détour, » lança-t-elle avec une pointe d’humour.
Venec, brusquement ramené à la réalité par sa voix, tourna la tête dans sa direction. Son visage changea instantanément. D’un masque d’indifférence feinte, il passa à une stupéfaction pure et simple. Ses yeux s’agrandirent, fixant Guenièvre comme si elle venait de surgir d’un rêve improbable.
« Reine Guenièvre ?! »
Guenièvre plissa les yeux en l’observant, reconnaissant vaguement l’homme devant elle.
« Venec ? C’est bien ça ? » Elle hésita sur le prénom, comme si elle cherchait à le replacer dans ses souvenirs.
« Ouais, c’est ça, » répondit-il, sa voix rauque trahissant son trouble. Il jeta un regard rapide vers la maison, puis reprit, visiblement nerveux :
« Faut que vous veniez avec moi, ma dame. »
Sans attendre de réponse, il lui tendit son bras. Guenièvre, surprise par son agitation, échangea un regard interrogateur avec Alzagar. Ce dernier resta silencieux, les bras croisés, mais une étincelle d’amusement dans ses yeux laissait deviner qu’il savourait quelque peu la gêne palpable de Venec.
« Ça va pas ? » demanda-t-elle finalement en prenant le bras que Venec lui tendait. « Vous êtes tout pâle. »
Venec déglutit, évitant soigneusement de croiser son regard.
« Ça va, ça va… Je m’attendais juste pas… à vous voir ici. »
Ils avancèrent sur le petit sentier menant à la maison, Alzagar marchant quelques pas derrière eux, les observant d’un œil attentif. Venec semblait sur le point de perdre pied, ses pensées visiblement en ébullition. Lorsqu’ils atteignirent la porte, il s’arrêta soudainement et se tourna vers Guenièvre, l’air grave.
« Promettez-moi de pas hurler, » demanda-t-il brusquement.
Elle haussa un sourcil, décontenancée.
« Pourquoi je hurlerais ? »
« Juste… promettez-moi, » insista-t-il, son regard glissant furtivement vers Alzagar, comme s’il cherchait un appui silencieux.
Guenièvre hésita une seconde avant de hausser les épaules.
« Bon… d’accord, je promets, » dit-elle avec un soupir.
Venec hocha la tête, toujours nerveux, et poussa la porte.
À l’intérieur, Dikhil et Arthur étaient attablés, préparant le repas du soir. L’odeur des herbes et du pain frais emplissait la pièce, mais l’atmosphère chaleureuse s’évapora dès l’instant où Venec et Guenièvre franchirent le seuil.
Dikhil leva les yeux et s’immobilisa en voyant Alzagar. Son visage s’éclaira instantanément, et il se leva d’un bond, traversant la pièce pour aller enlacer son vieil ami.
« Alzagar ! Enfin ! Tu nous as fait attendre, vaurien ! » lança-t-il avec un rire soulagé.
Mais ni Venec ni Guenièvre ne prirent part à cette effusion.
Arthur, qui n’avait d’abord pas prêté attention aux nouveaux arrivants, releva la tête en entendant les mots de Dikhil. Il posa lentement sa cuillère, son regard croisant celui de Guenièvre.
Le temps sembla s’arrêter.
Guenièvre et Arthur se fixèrent, figés, leurs visages se décomposant peu à peu. Elle porta une main tremblante à sa bouche, incapable de parler, tandis qu’Arthur pâlissait à vue d’œil, son souffle se bloquant dans sa gorge.
Venec observait la scène en silence, jetant des regards furtifs entre les deux.
« Bon… ben voilà. Ça, c’est fait, » marmonna-t-il pour lui-même, mal à l’aise.
Mais ni Arthur ni Guenièvre ne semblaient capables de réagir autrement qu’en se regardant, comme si le reste du monde avait cessé d’exister. Discrètement, Venec tira sur la manche d’Alzagar, l’attirant à l’extérieur, comme une invitation silencieuse à l’accompagner, alors que Dikhil montait à l’étage pour laisser les souverains se retrouver. Alzagar le suivit non sans un dernier regard à Guenièvre mais, à peine avait-il fermé la porte sur Arthur et elle, que Venec l’agrippait, de toutes ses forces, ses doigts serrés sur sa chemise en lin noir, presque à la déchirer. Il le fit reculer, sans ménagements, si agressivement qu’Alzagar crut qu’il allait lui mettre un pain. Quand sa tête heurta le mur, il poussa un léger hoquet de douleur, mais la bouche de Venec se colla sur la sienne, étouffant son cri dans l’œuf. Ses doigts quittèrent la chemise pour s’accrocher à son visage, son bassin collé au sien, sa langue réclamant la sienne, fiévreusement, comme si toute sa frustration, sa peur, son angoisse étaient soulagées par ce baiser passionné. Alzagar répondît à son baiser, suivant le rythme infernal que lui imposait Venec. Après une seconde, il leva les mains à son tour, embrassant de sa paume la nuque de son amant, son pouce appuyé sur son oreille. Ils se pinçaient l’un l’autre plus qu’ils ne se caressaient, leurs visages collés l’un à l’autre, comme doutant encore qu’ils soient de nouveau ensemble, après ces longs mois d’une séparation interminable, insupportable. Venec agrippa les joues, la peau, même les oreilles d’Alzagar, qui le regarda, sans un mot, ses mains sur ses joues, ses yeux le décorant d’une passion trop longtemps réprimée. Il abandonna son visage pour se réagripper à la chemise et Alzagar jura qu’il l’aurait déchiré en petits morceaux s’ils avaient été seuls. Ils s’embrassèrent à nouveau, mais cette fois, Alzagar prît le dessus, serrant ses doigts sur le visage de son amant et le poussant à son tour, presque à la vue de tous. Ils attiraient leurs visages au plus près, voulant presque se fondre l’un dans l’autre, leurs lèvres s’unissant, se désunissant dans une danse sensuelle, exaltée. Enfin, ils restèrent à quelques millimètres l’un de l’autre, et Venec donna un léger coup contre le front d’Alzagar comme un chat saluant un humain.
« Tu m’as manqué putain » dit-il dans un souffle mais, avant qu’Alzagar ait pu répondre, il réajustait sa chemise blanche, passait une main dans ses cheveux ébouriffés par les doigts passionnés d’Alzagar, et retournait à la maison, laissant son amant haletant, excité, et encore étourdi s’appuyer contre le mur frais de sa maison.
Chapter 9: Retrouvailles en clair-obscur
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Pendant que Venec et Alzagar se bécotaient dehors, Arthur et Guenièvre restaient silencieux, face à face, blêmissant devant cette vision irréelle l’un de l’autre. Sans le savoir, ils s’admiraient mutuellement : Arthur était bien différent de la dernière fois que Guenièvre l’avait vu, affalé dans son lit, cette barbe immense et dégoûtante, ses cheveux pas beaucoup mieux, et cette pâleur qui n’avait rien à envier à celle d’un mort. Aujourd’hui, il était presque redevenu lui-même : il avait repris du poids, s’était rasé, ses cheveux étaient propres, ses vêtements aussi.
Arthur, lui, regardait Guenièvre avec un étonnement mêlé d’admiration : elle était venue jusqu’ici, jusqu’à Chypre, seulement accompagnée de cet homme étrange. Le voyage lui avait donné des couleurs, elle qui était si habituée à rester seule, enfermée à Kaamelott : à présent, la peau de son visage était joliment dorée, et ses cheveux avaient semblé éclaircir.
Le silence entre eux dura longtemps, Dikhil en profita pour s’éclipser, prétendant aller relever ses lignes aux alentours. Guenièvre avait ses mains sur le dossier de la chaise, ses doigts serrant nerveusement le bois : elle n’avait jamais imaginé revoir Arthur. Pas si vite en tout cas.
« Vous allez bien ? » demanda-t-elle au bout d’un silence de plus en plus pesant.
Arthur acquiesça légèrement, soulagé qu’elle ait pris la parole :
« Et vous ? »
« Ça va… le voyage a été long, je suis heureuse d’être arrivée. Je ne savais pas que vous seriez là. Je vous imaginais à Tintagel, avec votre mère »
Arthur étouffe un rire sarcastique :
« Venec est venu me chercher. Lancelot a perdu la boule apparemment »
A l’évocation du nom de l’homme qu’elle a tellement aimé, Guenièvre sent ses jambes chanceler. Elle tire la chaise, et se laisse tomber. Ses yeux s’embuent, sous le regard à la fois étonné et énervé d’Arthur.
« Je sais » murmure-t-elle, reniflant. « Il a pris le pouvoir » commence-t-elle. Arthur remua sur sa chaise, visiblement mal à l’aise : il savait très bien que c’était un mensonge. Lancelot n’avait pas pris le pouvoir. Lui, Arthur, le lui avait donné, en toute conscience.
« Il a brûlé la Table Ronde » continue Guenièvre. « Puis il a commencé à traquer vos chevaliers. Je ne sais pas pourquoi. Je…. Je ne comprends pas pourquoi… »
« Il vous a perdu » murmura Arthur. « Et, vous perdre, c’était perdre tout ce qui comptait pour lui. Alors maintenant, il n’a plus que la haine en tête. La haine envers moi, envers tout ce que je représente… roi, créateur de la Table Ronde, votre époux… »
Silencieusement, les larmes coulèrent sur les joues de Guenièvre, traçant des sillons blancs sur sa peau hâlée, et un peu sale. Arthur la détesta pour ça, avant de se rappeler qu’il avait été dans le même état en perdant Aconia. Plus rien n’avait compté pour lui, depuis ce jour, excepté les enfants imaginaires qu’il s’était pris à fantasmer. La dépression l’avait enveloppé et consumé, tout comme la haine l’avait fait avec Lancelot. Ils n’étaient pas si différents, finalement. Ils ne l’avaient jamais été.
Il allait se lever pour la consoler quand Dikhil rentra avec de beaux poissons frais :
« Regardez-moi ça, Sire ! Quelle…. » il s’interrompit en voyant l’état dans lequel était Guenièvre et posa les poissons, essuyant ses mains, puis s’approcha d’elle avec un naturel qu’Arthur lui envia. Lui n’avait jamais su y faire avec elle.
« Venez, ma dame, allez vous reposer, prendre un bon bain. On attendra que vous vous réveilliez pour manger, d’accord ? » il prît les mains de Guenièvre, essuya ses larmes, pensant qu’elle pleurait encore de peur. Doucement, gentiment, il la guida à l’étage. « Vous êtes en sécurité ici. Rien ne pourra vous arriver »
Guenièvre répondît quelque chose, mais Arthur était à présent trop loin pour entendre ce qu’elle disait.
Venec rentra et, voyant les poissons, commença à les préparer, les vider. Arthur lui lança un regard noir :
« Vous auriez pu me dire qu’elle allait venir ici… »
« Qu’est-ce que j’en savais moi ? » Venec répliqua, haussant les épaules, ne perdant rien de son flegme habituel.
Arthur bondit de sa chaise, l’attrapa par sa chemise et le retourna pour qu’il lui fasse face.
« Arrêtez de me manquer de respect ! » grogna Arthur.
« Ah ouais ? Et pourquoi ? Vous êtes plus roi, vous le répétez à longueur de journée… et sans moi, vous seriez déjà crevé, pendu aux portes de Kaamelott, alors, au lieu de me faire chier, vous devriez me remercier, moi et Al qui vous a ramené votre femme »
Bien loin de calmer Arthur, le ton de Venec le rendît encore plus fou de rage et il serra son étreinte avant qu’une pointe d’acier dans le creux de ses reins lui glace le sang et fige ses mouvements.
« Allons, allons, tout le monde se calme. Lâchez-le Sire » la voix doucereuse et exaspérante d’Alzagar rompît le silence de la cuisine.
Arthur fusilla Venec du regard, alors que celui-ci arborait déjà un sourire narquois, et le lâcha non sans brutalité. Venec retourna à ses poissons et Alzagar sortit des verres, les remplissant d’un liquide rouge et légèrement épais. Il en tendît un à Arthur, en posa un près de Venec en frôlant son dos de ses doigts, et en garda un pour lui :
« J’en reviens pas d’avoir ramené votre bonne femme » dit-il en s’asseyant.
« Ma bonne femme ? » grogna Arthur d’un air outré – alors qu’il avait dit bien pire de Guenièvre, objectivement.
« Bah ouais. Votre bonne femme. Votre épouse, quoi »
« Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? »
« Qu’elle était dame de compagnie. Qu’elle s’appelait… » commença-t-il, avant de réaliser qu’il ne lui avait jamais demandé son nom. « Bref, elle m’a jamais dit que c’était la reine »
« En même temps, vous êtes pas franchement engageant, comme type » répliqua Arthur, mais Alzagar n’en fît pas compte.
« J’avais remarqué qu’il y avait un truc : elle savait rien faire de ses dix doigts, ni tuer une bête, ni la plumer ou la dépecer, rien. Mais j’aurai jamais imaginé » dit-il avec un petit sourire, comme étrangement amusé de s’être ainsi fait berner.
Arthur leva les yeux au ciel, et continua de boire son verre.
A l’étage, Dikhil redescendait avec les vêtements de Guenièvre pour les laver. La reine avait pris un bain chaud, dans lequel il avait versé de l’huile parfumée délassante. Il l’avait laissé seule, lui laissant des vêtements de garçon : ceux de Venec, les mieux adaptés à sa morphologie. Quand il rejoignit la cuisine, un silence de mort y régnait.
« Je pense qu’elle va dormir un peu » dit-il. « On devrait en profiter et aller au village pour lui acheter des fringues »
Immédiatement, Venec et Alzagar levèrent la main :
« On y va ! »
Arthur les regarda, étonné :
« Vous connaissez même pas ses goûts ! » protesta-t-il, n’aimant pas tous ces hommes autour de sa femme.
Il imaginait qu’ils voulaient l’impressionner : il était évidemment bien loin du compte, et à côté de la plaque.
« Vous croyez, » ironisa Alzagar. « J’étais avec elle pendant des mois, j’ai bien vu quel genre de robes elle lorgnait quand on traversait les villages »
« Et moi je suis marié avec elle depuis plus de vingt ans !!! »
Venec pouffa, et Alzagar insista :
« On y va avec Venec. Vous, vous avez qu’à aider Dikhil à faire la bouffe. T’as besoin de quelque chose ? » demanda-t-il alors qu’il ramassait une bourse de pièces et faisait un signe de tête à Dikhil.
« Mmmmm » fit-il en regardant autour de lui. « Ramène-moi quelques épices. Et des herbes »
Alzagar acquiesça, faisant signe à Venec de le suivre, et ils partirent tous les deux vers le village.
Ils avaient fait à peine quelques centaines de mètres, mais Venec attira Alzagar loin du chemin, près d’une crique déserte et isolée. Là, ils se baignèrent, faisant l’amour dans la mer, comme ils aimaient tant, puis sortirent, se séchant au soleil, se rhabillant et reprenant leur mission initiale. L’envie avait été trop forte pour ne pas y céder, surtout que la maison était surpeuplée. Hors de question d’avoir des relations avec Arthur et Guenièvre qui pouvaient les entendre. Un peu fatigué par toutes ces émotions, Alzagar traînait un peu le pas, mais Venec l’encourageait et ils atteignirent le village. Ils avaient déjà perdu une demi-heure, mais Guenièvre devait être profondément endormi à l’heure qu’il était.
Le soleil tapait déjà fort, et rares étaient les échoppes encore ouvertes avec cette chaleur : d’habitude, elles ouvraient très tôt, avec la fraîcheur, pour fermer aux heures les plus chaudes.
Alzagar s’arrêta devant une boutique où des étoffes chatoyantes étaient suspendues à une corde, se balançant doucement sous la brise chaude. Il laissa courir ses doigts sur un lin fin, puis sur une soie légère, avant d’attraper une robe d’un bleu profond brodée de motifs argentés.
« Ça lui irait bien, non ? » demanda-t-il à Venec.
Celui-ci haussa les épaules.
« J’sais pas, moi, j’suis pas tailleur. »
Alzagar soupira et sortit une autre robe, d’un vert émeraude avec des broderies discrètes au col et aux manches. Il savait que Guenièvre n’était pas une femme tape-à-l’œil, mais elle avait un port de tête noble qui méritait des tissus dignes de son rang.
« Celle-là. Et une plus simple pour tous les jours », murmura-t-il en farfouillant parmi les piles de vêtements.
Il trouva une tunique en lin couleur crème, ample et légère, accompagnée d’une ceinture tissée à motifs géométriques. Venec, lassé de le voir hésiter, attrapa une autre robe, bordeaux avec des manches évasées.
« Prends celle-là aussi. Comme ça, elle aura l’embarras du choix et nous, on pourra aller boire un coup. »
Alzagar roula des yeux mais paya sans discuter, glissant les robes dans un sac en toile.
Ils continuèrent leur route jusqu’à un étal d’herboriste, où Alzagar sélectionna des sachets d’herbes séchées : du thym, de l’origan, du sumac et quelques feuilles de laurier. Il demanda aussi des épices : du cumin, du poivre noir et un peu de cannelle pour les desserts.
Venec attrapa un petit pot en terre cuite.
« C’est quoi, ça ? »
« Du garum », répondit l’herboriste avec un sourire. « Pour donner du goût aux plats. »
Venec grimaça en sentant l’odeur âcre de la sauce de poisson fermenté.
« Ouais, non merci. »
Alzagar paya et fourra les épices dans le sac avant de s’arrêter devant un dernier étal. Il y avait là des douceurs empilées sur des plateaux en cuivre : loukoums parfumés à l’eau de rose, fruits confits, gâteaux au miel et, plus intéressant encore, des rouleaux de pâte d’amande saupoudrés de sucre et garnis de pistaches concassées.
Il en acheta une bonne portion et rangea soigneusement le paquet dans son sac.
« Pour la reine ? » se moqua Venec.
« Elle adore ça, banane » répliqua Alzagar en haussant un sourcil.
« Moi aussi, mais tu m’en achètes jamais. »
« Toi, t’as qu’à te les payer tout seul. »
Venec ricana et tapota son épaule avant de l’entraîner vers une taverne pour se rafraîchir avant de rentrer. Ils avaient tout le temps : Guenièvre dormait encore, et Arthur pouvait bien patienter un peu avant de voir les achats.
Chapter 10: Le pouvoir d'Aphrodite
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Arthur détestait les fêtes. Depuis toujours, il les abhorrait. Trop de monde, trop de bruit, trop de sollicitations absurdes. Il n’avait jamais compris l’intérêt de boire jusqu’à ne plus savoir marcher, ou de danser en tapant des mains comme un imbécile. A Kaamelott, il arrivait à s’en échapper sous prétexte d’affaires royales. Ici, il n’avait aucune excuse.
« Non »
Sa réponse était claire, nette, sans appel.
« Mais si ! » protesta Alzagar en haussant les épaules. « Vous ne vous rendez pas compte de l’importance de cette fête, c’est pas pareil que vos conneries guindées où on doit parler comme des lèche-bottes à table en écoutant des bardes qui chantent faux ! »
Venec pouffa, visiblement, cette réplique lui redonnait des souvenirs. Alzagar eut un sourire étonnamment satisfait, faisant lever un sourcil suspicieux chez Arthur. Dans la cuisine, tout le monde était rassemblé, attendant le verdict du roi déchu.
Il croisa les bras, prenant son éternel air boudeur.
« Raison de plus pour ne pas y aller »
Alzagar soupira, exaspéré. La mauvaise humeur de l’ancien souverain était plutôt marrante au début, mais il commençait vraiment à lui taper sur les nerfs.
« Bon, on va faire simple : si vous restez là, c’est suspect »
Arthur jaugea Alzagar avec méfiance :
« Suspect ? »
« Ben ouais. Tout le village sera là. Et vous, le type mystérieux qui traîne chez moi sans jamais sortir, si vous êtes pas là, ça va jaser »
« On s’en fout que ça jase » maugréa Arthur.
« Vous, peut-être. Moi, non. J’ai pas envie qu’on se pose des questions sur qui je fais entrer chez moi. Les rumeurs vont vite, Sire, je pense pas que vous vouliez qu’elles se répandent… »
Arthur lui lança un regard meurtrier :
« Vous allez pas vous y mettre, vous aussi ? »
« A quoi ? » fit Alzagar innocemment.
« A m’appeler Sire à tout bout de champ ! »
« Désolé » Alzagar grogna.
Arthur pinça les lèvres. Il comprenait néanmoins où Alzagar voulait en venir. Il était un étranger ici, et l’anonymat lui était précieux. Se cacher attirait plus l’attention que se fondre dans la masse.
« Vous n’êtes pas obligé de vous amuser » rajouta Alzagar, pragmatique. « Vous buvez un coup, vous faîtes semblant de sourire, et quand tout le monde est assez torché pour pas faire gaffe, vous vous barrez »
« Et puis », une voix s’éleva du bout de la table. « Vous pourriez penser à moi, un peu… »
Tous les visages se tournèrent vers Guenièvre, assise un peu à l’écart, esseulée.
« C’est vrai quoi… On fait jamais rien, on voit jamais personne. J’ai envie de vivre, moi ! De m’amuser ! De danser ! Tout votre règne, vous m’avez fait chier avec votre mauvaise humeur permanente, alors maintenant, c’est à moi de décider, voilà !! Donc, on ira et puis c’est tout !»
Arthur soupira et regarda ses mains croisées sur la table en bois :
« Je vais regretter ça »
Alzagar eut un sourire en coin :
« Ça, c’est probable… »
Au crépuscule, le village entier s’était transformé. Arthur avait bien supplié le ciel d’envoyer une tempête qui aurait annulé la fête, ça ne lui avait pas souri. Comme un pied de nez moqueur, le soleil avait au contraire brillé toute la journée, ne rendant le soir qu'encore plus beau. Il dut se mêler à la foule, au bras de Guenièvre, suivis par Alzagar, Venec et Dikhil. De grandes torches plantées dans le sable illuminaient la plage, et les tables regorgeaient de plats épicés, de fruits confits et de poisson grillés. Des musiciens accordaient leurs instruments, et des danseurs commençaient déjà à former des cercles au rythme des tambours.
Les feux d’Aphrodite étaient une célébration ancienne, dédiée à la déesse de l’Amour et protectrice des navigateurs, si chère aux chypriotes. Guenièvre, vêtue d’une des robes qu’Alzagar et Venec lui avaient achetées quelques semaines plus tôt, se sentait à la fois nerveuse et grisée par l’atmosphère. Ce n’était pas une fête comme elle les connaissait. Il n’y avait pas de rangs sociaux stricts, pas de convenances pesantes. Juste des rires, des chants et des danses.
Arthur, lui, traînait des pieds, les bras croisés. Il observait la foule : les rires, la musique, l’odeur de la viande grillée… Tout cela lui rappelait une époque pas si lointaine, un temps où il avait encore foi en son royaume. Il n’était pas dupe : cette fête, cette insouciance apparente, c’était une illusion. Il savait que le monde était bien plus sombre qu’une nuit de réjouissance. Il chercha des yeux ses compagnons : Alzagar discutait avec des gens du village, Venec était accoudé à un comptoir, Dikhil charmait des femmes qui pouffaient de rire, et Guenièvre observait, fascinée, les femmes chypriotes danser, pieds nus sur le sable, leurs bracelets tintant à chaque mouvement. Il trouva une place près d’une grande table où des plats étaient servis en abondance. Il s’installa avec raideur, ses yeux balayant la plage. Puis, après de longues minutes d’hésitation, il rejoignit sa femme :
« Vous voulez essayer ? » cria-t-il pour couvrir le bruit de la musique.
Guenièvre sursauta en sentant sa présence :
« Hein ? »
« Vous voulez danser avec elles ? »
« Ah… Je sais pas… C’est pas… »
Elle hésita, puis sourit légèrement :
« En fait, si »
Et, sous les yeux d’Arthur, elle s’avança vers le cercle des danseuses. Une jeune femme, s’arrêta et, avec un grand sourire, l’invita à suivre ses mouvements. Guenièvre était un peu gauche, un peu hors du rythme, un sourire amusé, presque moqueur étira les lèvres de son mari, mais ce sourire disparût bien vite à mesure que l’ancienne reine prenait de l’assurance et qu’elle était emportée par la danse, par les rires autour d’elle, contagieux, et bientôt, son corps se mouvait avec une élégance qu’Arthur ne lui soupçonnait pas, son visage illuminé d’un sourire inamovible, ses cheveux volant autour d’elle, sa tresse soigneusement coiffée en début de soirée laissant échapper à présent de nombreuses mèches rebelles qui lui donnait un côté sauvage. Arthur s’appuya contre un tonneau, les bras croisés, et l’observa en silence. Il ne savait pas trop quoi en penser. C’était étrange. Guenièvre n’avait jamais été… belle à ses yeux. Pas dans le sens où on l’entendait d’habitude. Il savait qu’elle l’était, objectivement – c’était une reine après tout – mais il ne l’avait jamais regardée comme ça. Pas dans un banquet guindé, pas dans leur chambre glaciale à Kaamelott, pas dans leurs disputes où elle haussait la voix pour exister face à lui. Il se l’était toujours interdit. Pour Aconia. Mais là, ce soir, au milieu des torches et du sable, elle avait quelque chose de vivant, d’authentique. Et il ne savait pas si ça le mettait à l’aise ou si c’était tout son contraire.
« C’est ça que vous regardez avec cet air concentré ? »
Arthur sursauta légèrement. Alzagar venait de se poster à côté de lui, une coupe de vin à la main.
« De quoi vous parlez ? »
« Votre femme. Vous avez le regard de quelqu’un qui vient de découvrir qu’elle existait »
Arthur soupira :
« Vous êtes saoul »
« Pas assez pour pas voir ce que j’ai sous le nez » il but une nouvelle gorgée et haussa un sourcil amusé.
« Elle va bien mieux ici qu’à Kaamelott, non ? »
Arthur ne répondit pas. Il se contenta d’observer encore quelques instants avant de détourner le regard.
« Ça vous perturbe, hein ? »
« Oh mais merde ! » s’emporta Arthur. « De quoi je me mêle ?! »
Alzagar sourit en coin mais ne répondit pas, se contentant d’un léger haussement d’épaules avant de s’éloigner, laissant Arthur seul avec ses pensées.
Venec, lui, était bien loin des considérations sentimentales d’Arthur. Installé à une table de fortune, il comptait les pièces gagnées aux dés avec l’avidité d’un homme qui ne perdait jamais de vue l’essentiel : le pognon était indispensable.
« Ça paiera les commissions de Dikhil » déclara-t-il en fourrant les pièces dans une bourse.
« Et les tiennes aussi, j’imagine » fit Alzagar en s’asseyant en face de lui.
Venec haussa les épaules d’un air faussement innocent.
« Faut bien prendre un petit pourcentage, non ? »
Alzagar ricana et attrapa une figue sur la table, la faisant rouler entre ses doigts.
« T’as une technique impressionnante pour te foutre de la gueule des gens tout en leur rendant service »
« C’est un métier »
Ils trinquèrent. Venec avait soif, et Alzagar le regarda boire, une main soutenant sa tête lourde d’alcool et de sommeil. Il mordît dans la figue en fixant Venec du regard, le goût sucré du fruit envahissant ses papilles.
« Qu’est-ce que t’es sex » marmonna-t-il.
Venec eut un léger hoquet et manqua s’étrangler avec le vin.
« Quoi ? » se pencha-t-il vers son amant, croyant avoir mal entendu.
« Je dis que tu me fais bander comme un âne » Alzagar hurla presque. Du moins c’est l’impression qu’eut Venec. Affolé, il tourna la tête tout autour d’eux, mais personne ne semblait avoir entendu.
« La ferme » pesta-t-il.
« Oh ça va hein. C’est un compliment, pauvre con »
Alzagar avait la voix pâteuse, le regard mi-clos et, pourtant, il soutenait celui de Venec avec un sérieux presque solennel. Il cligna des yeux, comme si l’alcool l’empêchait d’assimiler la conversation en cours. Puis il haussa les épaules et posa son front contre la table.
« Je vais dormir là »
« Bah tiens, et puis quoi encore ? »
Venec se leva, claquant l’arrière de son crâne avant de le tirer par le bras.
« Allez, on rentre, t’es bon pour ronfler toute la nuit »
Alzagar se laissa faire en marmonnant des insultes indistinctes. Venec, lui, ne se départit pas de son sourire. Ils croisèrent Arthur et Guenièvre, essoufflée, le visage rouge et transpirant, un verre à la main.
« On rentre. Vous venez ? »
Le couple acquiesça, mais Arthur s’arrêta après quelque pas.
« Et Dikhil ? »
« Oh, à l’heure qu’il est, il doit être en train de s’envoyer la moitié du village. Vous en faîtes pas pour lui »
Le retour se fît dans un silence paisible, seulement troublé par le crissement des pas sur le chemin de terre et les vagues lointaines. Guenièvre marchait, heureuse, Arthur la regardait, Alzagar titubait énormément, et Venec le soutenait d’un bras ferme, le maintenant debout sans même y penser.
« C’est moi ou il pèse une tonne ? » grommela Venec à l’encontre d’Arthur.
« Il est surtout ivre mort » constata Guenièvre, un sourire joyeux aux lèvres.
« Ah ça… » confirma Venec en secouant la tête.
Arthur ne dit rien, marchant à côté de Guenièvre, le regard sombre mais détendu. Il avait bu, lui aussi, mais pas assez pour perdre le contrôle. Pourtant, ce silence partagé avec elle n’était pas désagréable.
Ils arrivèrent enfin à la maison. Arthur et Guenièvre s’éclipsèrent sans un mot, disparaissant dans leur chambre tandis que Venec traînait Alzagar à l’intérieur.
« Allez mon grand » venant de sa part, c’était assez ironique. « On va éviter que tu te casses la gueule au milieu de la cuisine »
« Tu me portes ? »
« Tu veux pas non plus que je te borde ? »
Alzagar eut un de ces rires alcoolisés diablement charmant :
« Non, mais je veux bien que tu me… »
« Mais ta gueule » grogna Venec avant qu’il puisse finir sa phrase.
Il le guida jusqu’à la chambre, le laissa tomber sur le lit et entreprit de le débarrasser de ses vêtements trempés de sueur et d’alcool. Il se mit en apnée quand il s’occupa des bottes, qu’il posa sur le bord de la fenêtre ouverte. Alzagar, affalé comme une loque, le regarda faire avec un sourire béat.
« Putain, t’es beau »
Venec eut un grand sourire :
« Je sais »
Il prétendit balancer des cheveux imaginaires derrière son épaule, déclenchant l’hilarité d’Alzagar.
« T’es beau, t’es fort, t’es intelligent… et t’es tellement bon au pieu, merde, j’en peux plus »
Venec éclata de rire :
« Eh ben, c’est ma fête ce soir ! »
Alzagar leva un doigt chancelant :
« Attends, c’est pas fini »
Venec croisa les bras, attendant la suite avec un sourire en coin.
« T’es… » il sembla chercher ses mots. « T’es le type le plus incroyable que j’ai jamais connu. Et crois-moi, j’en ai connu des gars »
« Tiens donc » Venec roula des yeux et se redressa pour enlever sa propre tunique.
« Mais toi, t’es… » continua Alzagar « t’es Venec »
« C’est mon nom, ouais » fit Venec en jetant ses habits sur une chaise, puis entreprit de de déboucler sa ceinture, sous le regard flou d’Alzagar.
« Putain, même quand tu te déshabilles, t’es sex » marmonna-t-il.
« Tiens donc » répéta le Breton, tirant sur ses braies et les laissant tomber au sol avant de s’approcher du lit en soupirant. Il passa une main dans ses cheveux en bataille et fit craquer sa nuque.
« Allez, le poète, dors maintenant »
Mais alors qu’il s’asseyait sur le bord du lit, Alzagar attrapa son bras, le regard fiévreux et sincère.
« Tu comprends pas. Je t’aime »
Venec le fixa un instant, son expression indéchiffrable dans la pénombre. Il lui tapota la joue avant de se glisser sous les draps, torse nu, son corps chaud contre celui d’Alzagar. Le chasseur de primes remua, d’abord discrètement, puis plus insistant. Venec retint un sourire, faisant semblant de ne rien remarquer. Il sentit qu’Alzagar prenait sa main et qu’il la posait sur son sexe tendu. Venec laissa échapper un rire rauque. Alzagar grogna, sa voix traînante d’alcool et de désir.
« J’vois pas où est le problème »
« Le problème, c’est que t’es torché »
« Je suis en pleine possession de mes moyens »
Venec arqua un sourcil amusé :
« Ah ouais ? Lève-toi et marche droit, alors »
« J’ai pas besoin de marcher pour ça » répliqua Alzagar en appuyant un peu plus sa main contre lui.
Venec soupira, mais il ne retira pas sa main. Il fit même glisser ses doigts lentement, juste assez pour le faire râler. Puis il se pencha au-dessus d’Alzagar, une main sur son torse pour le maintenir en place.
« D’accord. Mais après, tu dors »
« Promis »
« Et demain matin, tu viens pas me dire que t’avais trop bu et que t’aurais pas dû ? »
« Comme si c’était mon genre de refuser une baise avec mon vide-couilles préféré »
Venec souffla en secouant la tête, mais il glissa tout de même sous les draps, sa main remontant lentement sur la peau brûlante d’Alzagar.
« Tiens, le poète a déjà disparu ? »
« C’est ce que t’aimes chez moi : le poète, et l’homme »
Venec ne répondit pas, mais le sourire qu’il laissa échapper en disait long.
Chapter 11: Deux rives
Chapter Text
Guenièvre était agenouillée entre les rangées bien ordonnées du potager, les mains déjà couvertes de terre. Une légère brise caressait sa nuque, soulevant quelques mèches échappées de son lien de cuir. Elle aimait cet endroit, simple et généreux, où la chaleur du soleil faisait mûrir les tomates aux teintes rouges et orangées, où les feuilles des laitues frissonnaient sous le vent, et où les vignes, lourdes de grappes dorées, s’accrochaient à leur treille avec une élégance naturelle.
Elle cueillit quelques figues mûres, leurs peaux fendillées laissant perler un suc collant sur ses doigts, et les déposa dans un panier en osier à côté des courgettes et des oignons qu’elle venait de récolter. Puis, avec un soupir satisfait, elle écarta doucement les tiges d’un plant d’aubergines, caressant du bout des doigts leur peau lisse et violette. Elle aimait ce contact, cette sensation de maîtriser quelque chose de tangible, loin des intrigues de la cour, loin des regards condescendants des nobles qui n’avaient jamais eu besoin de se salir les mains. Ici, au moins, elle savait à quoi servait son travail.
Un peu plus loin, les herbes aromatiques — thym, origan, coriandre — embaumaient l’air à chaque mouvement du vent. Guenièvre tendit la main vers un buisson de menthe, en cueillit une poignée et frotta les feuilles entre ses paumes. L’odeur fraîche et piquante lui rappela les infusions que préparaient les servantes, autrefois, dans la grande cuisine de Kaamelott.
Elle se redressa, une main sur les reins, et essuya son front du revers de la manche. Son dos la lançait légèrement après plusieurs heures passées accroupie, mais elle ne s’en plaignit pas. C’était une fatigue franche, honnête, bien plus supportable que celle des soirées interminables à sourire mécaniquement à des seigneurs qui la méprisaient.
Depuis l’étage de la maison, Arthur l’observait. Il resta un instant accoudé à la fenêtre, un verre d’eau tiède à la main, scrutant la silhouette courbée de son épouse en contrebas. Il fronça légèrement les sourcils.
Elle ressemblait de plus en plus à une paysanne. Ses cheveux, qui autrefois étaient coiffés avec soin, tombaient maintenant en mèches folles sur ses épaules, juste retenus par un morceau de cuir. Ses robes, autrefois ornées de broderies et de ceintures ouvragées, étaient désormais simples, élimées par le travail. Même sa posture avait changé. Elle n’avait plus la raideur gênée d’une femme qui craint de froisser sa toilette, mais celle, plus ancrée, d’une femme habituée à la terre, à la fatigue, à l’effort physique.
Arthur descendit lentement les marches et s’approcha du potager, d’un pas nonchalant. Il s’arrêta au bord des rangées et tendit la main vers une grappe de raisin, en détacha un grain et le porta à sa bouche avant de parler :
« Alors… »
Guenièvre leva vers lui un regard interrogateur, une aubergine encore en main. Il balaya le potager d’un geste vague, son expression indéchiffrable.
« C’est ça, la vie que vous voulez ? »
Elle pinça les lèvres. Il y avait quelque chose dans son ton qui l’agaçait, une espèce d’incrédulité mêlée de condescendance. Elle reposa l’aubergine dans le panier et épousseta distraitement la terre sur sa robe.
« C’est pas mal, non ? » souffla-t-elle finalement. Puis, avec un haussement d’épaules, elle ajouta, lasse :
« Oh, et puis pourquoi je m’embête à vous demander, vous êtes jamais content de rien, de toute façon. »
Elle fit un pas pour contourner un plant de courgettes et s’éloigner, mais la voix d’Arthur la retint, plus grave cette fois :
« J’espère que vous avez bien conscience que ce n’est qu’une escale, ici. On ne peut pas rester. »
Guenièvre s’arrêta net, son panier suspendu à son bras. Elle serra légèrement les doigts sur l’anse en osier, mais ne se retourna pas immédiatement. Son cœur battait un peu plus fort, sans qu’elle sache exactement pourquoi.
« Et pourquoi pas ? »
Sa voix avait d’abord sonné bravache, mais un léger tremblement la trahit sur la fin.
Arthur haussa un sourcil, puis leva son index et le fit tournoyer près de sa tempe.
« Parce que j’ai une mission, peut-être ? Le Graal, vous vous rappelez ? La lumière pour tous les peuples, et tout le tralala… »
Guenièvre expira longuement, levant les yeux au ciel.
« Oui, et dans une heure, quand vous serez redevenu déprimé, vous direz que le Graal, c’est de la merde. Donc bon… »
Elle reprit son chemin, bien décidée à ne pas poursuivre cette discussion.
Mais Arthur la rattrapa brusquement, sa main forte se refermant sur son bras. Elle se raidit instantanément, son souffle coupé. Pendant une seconde, elle sentit son corps refuser de bouger, figé sous l’emprise de cette poigne qu’elle connaissait bien. Mais elle se ressaisit aussitôt et se dégagea d’un coup sec, lui lançant un regard dur.
« Vous allez revenir avec moi, quand je serai prêt. Que ça vous plaise ou non. »
Il marqua une pause, puis ajouta, les mâchoires serrées :
« Le mariage, c’est pour le meilleur comme pour le pire. »
Un rire sec lui échappa, un rire sans joie.
« Oh, ça, je le sais. Dommage que je n’aie eu que le pire avec vous. »
Arthur serra les dents, mais elle n’attendit pas sa réponse. Elle redressa le panier sur sa hanche et continua son chemin d’un pas vif.
« Si vous voulez retourner en Bretagne, grand bien vous fasse », lança-t-elle sans se retourner. « Moi, je reste ici. »
Arthur n’hésita pas une seconde avant de répliquer :
« Vous ne pouvez pas. »
Le ton avait changé. Plus bas. Plus tranchant.
Guenièvre s’arrêta net. Elle ferma les yeux une fraction de seconde, son estomac se tordant sous une nervosité soudaine.
Il ne plaisantait pas.
Lentement, elle tourna la tête vers lui. Son regard à lui était fixé sur elle, impénétrable, mais quelque chose dans sa posture, dans la tension rigide de ses épaules, lui donna un frisson.
Ils restèrent là un instant, figés dans un équilibre précaire, comme si un seul mot de trop pouvait faire basculer la situation.
Guenièvre réalisa, avec un poids glacé sur la poitrine, que malgré toute sa détermination, malgré tous ses efforts pour prendre enfin le contrôle de sa vie, Arthur avait encore le pouvoir de lui dicter son destin.
Le repas avait été silencieux. Arthur n’avait presque pas parlé, repoussant son assiette après quelques bouchées avant de quitter la table. Guenièvre, elle, avait gardé les yeux baissés, triturant un morceau de pain sans réellement le manger.
Lorsque les dernières braises de la cuisine commencèrent à faiblir, elle se leva, s’excusa brièvement et sortit sans un mot de plus.
La nuit était tombée depuis un moment, et l’air s’était rafraîchi, chargé de l’odeur du sel et des algues. Guenièvre marcha d’un pas lent vers la plage, suivant le sentier rocailleux qui descendait vers le rivage. Ses sandales crissèrent contre les cailloux, mais elle n’y prêta pas attention.
Arrivée au bord de l’eau, elle s’assit sur un rocher plat et laissa son regard se perdre sur la mer. L’obscurité la rendait presque irréelle, une masse mouvante d’encre et d’argent, reflétant par instants les éclats pâles de la lune. Le bruit des vagues s’écrasant doucement contre les pierres était régulier, apaisant.
Guenièvre tira ses genoux contre sa poitrine et soupira.
« Vous avez une sale gueule. »
Elle sursauta et tourna la tête. Alzagar était là, appuyé contre un autre rocher, à quelques pas d’elle. Il était torse nu, comme souvent, une tunique lâche nouée autour de sa taille, et tenait entre ses doigts une fiole de vin. Son expression était indéchiffrable, mais son regard sombre brillait d’une lueur malicieuse.
« Merci », répondit-elle avec une ironie lasse.
Il haussa une épaule et s’approcha, s’installant à côté d’elle sans cérémonie. Il lui tendit la fiole.
« Ça aide. »
Guenièvre hésita, puis haussa les épaules à son tour et en prit une gorgée. Le vin était fort, légèrement épicé, et lui brûla agréablement la gorge. Elle essuya le coin de sa bouche du revers de la main avant de lui rendre la fiole.
« Arthur vous a encore emmerdée ? »
Elle soupira et passa une main dans ses cheveux, les ramenant en arrière d’un geste las.
« On ne se comprend plus. »
« Parce qu’un jour, vous vous êtes compris ? »
Elle sourit, un sourire amer.
« Je suppose que non. »
Alzagar porta la fiole à ses lèvres et but à son tour avant de la poser entre eux. Il fixa l’horizon un moment avant de reprendre, d’un ton plus neutre :
« Il vous veut quoi, cette fois ? »
« Il veut que je rentre avec lui. Comme si c’était évident. Comme si… j’avais pas mon mot à dire. »
Elle serra les bras autour de ses jambes, crispant les doigts sur le tissu de sa robe.
« Et vous ? »
Elle inspira profondément avant de répondre.
« J’en sais rien. »
Un silence s’installa. Le bruit des vagues, le vent frais, les étoiles accrochées au ciel noir. Alzagar ne parlait pas, et Guenièvre apprécia cette absence de pression. Il n’attendait pas d’elle une justification, un discours bien tourné, une explication. Il se contentait d’être là, et c’était étrangement reposant.
Finalement, elle murmura :
« Je suis bien, ici, moi. Parfois, je me dis que c’était la meilleure décision de ma vie, de vous suivre. J’étais si malheureuse à Kaamelott, je l’ai pas été beaucoup moins avec Lancelot… Je veux vivre pour moi, vous voyez ? Pas pour Arthur, le Graal, et sa Table Ronde. Ici, j’ai l’impression… d’être quelqu’un. »
Alzagar tourna la tête vers elle, et cette fois, il ne plaisantait plus.
« Vous êtes quelqu’un. »
Elle le regarda, et dans la nuit, ses yeux bruns semblaient presque noirs. Elle n’y trouva ni pitié, ni jugement, juste une évidence brute, lancée comme une simple vérité.
Guenièvre déglutit et détourna le regard.
« Il n’abandonnera pas, vous savez », souffla-t-il.
« Je sais. »
Alzagar récupéra la fiole et but une dernière gorgée avant de se lever.
« Si vous avez besoin de cogner sur quelqu’un, y a toujours Venec. »
Guenièvre éclata de rire, un vrai rire, léger et inattendu.
« Vous lui direz ça de ma part ? »
« Oh, il s’en doute » il eut un sourire en coin et lui tendit la main pour l’aider à se relever. Elle hésita, puis l’attrapa.
« Allez, rentrez dormir, Guenièvre », lança-t-il en la relâchant.
Elle secoua la tête en souriant et remonta le sentier avec lui, se souhaitant bonne nuit sur le palier de la porte.
Chapter 12: Forger un roi
Chapter Text
Arthur était assis à l’ombre d’un figuier, une main posée sur son genou, l’autre tenant une coupe de vin dont il ne buvait que par petites gorgées. Il avait repris un peu de poids depuis son arrivée, sa peau autrefois livide retrouvait des couleurs, et il se tenait plus droit. Mais il restait loin du guerrier qu’il avait été autrefois. Alzagar, accroupi à quelques pas de lui, taillait méthodiquement un morceau de bois avec une lame courte. Il levait parfois les yeux vers le roi en silence, attendant que ce dernier parle. Il savait qu’Arthur avait quelque chose à demander, il avait ce tic agaçant de tourner autour du pot.
Finalement, Arthur lâcha, sans détourner le regard de sa coupe :
« J’ai besoin d’un maître d’armes. »
Alzagar arqua un sourcil, sans arrêter de tailler son bout de bois. Il se rappela sa conversation avec Guenièvre, sur la plage. Ainsi, elle disait vrai.
« Ah bon ? Pourquoi faire ? » fit-il innocemment.
Arthur lui lança un regard noir.
« Je veux retrouver mon niveau d’avant. »
Alzagar souffla du nez, moitié amusé, moitié sceptique.
« Avant quoi ? Avant que vous passiez six mois à jouer au pêcheur sans lever une épée ? Ou Avant que vous vous tailliez les veines ? »
Arthur serra la mâchoire. Il savait qu’Alzagar n’avait aucun filtre, mais il n’avait pas envie d’entendre la vérité aussi crue. Il détourna les yeux, fixant un point sur la mer.
« J’ai encore du potentiel. »
« Ah ça, j’en doute pas », répondit Alzagar, sa lame glissant doucement sur le bois. « Mais il vous faudrait pas juste un maître d’armes, il vous faudrait un sacré magicien. »
Arthur inspira profondément, comme pour ne pas s’énerver.
« Vous pouvez m’en trouver un ou pas ? »
Alzagar planta son couteau dans la terre et se redressa en s’étirant.
« J’ai bien une idée… Y’a un type dans le coin. On l’appelle le Syrien. »
Arthur leva un sourcil.
« Charmant. »
« C’est pas son vrai nom, mais je suppose qu’il vient de là-bas », expliqua Alzagar. « Il vit un peu à l’écart, au nord du village. Un vieux briscard. On dit qu’il a formé des combattants dans tout l’Empire. »
« Et il accepterait de m’entraîner ? »
Alzagar haussa les épaules.
« Si vous avez de quoi payer, sûrement. Mais faut pas vous attendre à un traitement de faveur. Le mec est dur, il parle pas pour rien dire, et il aime pas perdre son temps. »
Arthur hocha lentement la tête, réfléchissant.
« Amenez-moi à lui. »
« Vous êtes sûr ? Parce que dans votre état, même une grand-mère chypriote pourrait vous foutre à terre. »
« Amenez-moi à lui », répéta Arthur d’un ton sec.
Alzagar sourit en coin, secoua la tête et récupéra son couteau.
« Comme vous voudrez, Sire. Mais, au fait, qui va payer ? »
Arthur eut un léger sourire en coin et Alzagar émit un grognement de défaite.
Le lendemain matin, Alzagar conduisit Arthur jusqu’à une petite maison en pierre, reculée du village, entourée de quelques oliviers et d’un terrain d’entraînement délimité par des poteaux en bois. Le Syrien était un homme de grande taille, aux épaules larges et au regard perçant. Sa peau cuivrée et marquée par le soleil laissait deviner des années passées sur les routes, et ses bras étaient noueux, puissants, malgré son âge avancé. Ses cheveux noirs grisonnaient aux tempes et une cicatrice courait le long de sa mâchoire. Il portait une tunique simple, usée, et tenait une lame courte à la main, qu’il aiguisait en silence lorsqu’ils arrivèrent.
Il leva à peine les yeux vers eux, mais Alzagar s’approcha sans se formaliser.
« On cherche un maître d’armes. »
Le Syrien souffla du nez, sans arrêter d’aiguiser sa lame.
« Et c’est censé être qui, le futur guerrier ? »
Arthur avança d’un pas, se tenant aussi droit qu’il le pouvait malgré sa fatigue.
« Arthur » il se présenta, sans oser dire son nom complet. Il restait méfiant du pouvoir qu’avait pu atteindre Lancelot, là-bas, à Kaamelott.
Le Syrien le jaugea, des pieds à la tête. Il haussa un sourcil en voyant sa maigreur toujours visible, son teint encore un peu creusé. Il soupira.
« J’entraîne les hommes, pas les morts-vivants. »
Arthur serra les dents, mais Alzagar prit la parole avant lui :
« Il a été... »
L’ancien souverain le coupa d’une claque sur la main et se tourna vers le Syrien :
« Ne vous inquiétez pas pour moi. J’ai été soldat. J’ai juste besoin d’une remise en forme »
Le Syrien leva les yeux vers Arthur, le détaillant une seconde fois avec plus d’attention, puis un rictus étira ses lèvres.
« Alors il faudra d’abord redevenir un homme avant de redevenir un guerrier. »
Le lendemain, avant même que le soleil ne perce complètement l’horizon, Arthur était déjà debout, en tenue simple, les pieds dans la poussière de la cour du Syrien. Le vieil homme l’attendait, les bras croisés, impassible.
« Vous avez bien dormi ? » demanda-t-il, sans grande conviction.
« Pas vraiment », répondit Arthur en étirant ses épaules.
Le Syrien haussa un sourcil.
« Ce sera pire demain. »
Et il lança une corde à Arthur. Une simple corde usée, qu’il n’attrapa qu’au dernier moment, surpris.
« Vous pensiez que vous alliez prendre une épée dès aujourd’hui ? » fit le Syrien en secouant la tête. « Pas dans votre état. Vous avez l’endurance d’un vieillard. Si vous tenez une arme plus de dix minutes sans trembler, ce sera un miracle. »
Arthur serra la mâchoire, mais ne protesta pas. Il savait que l’homme disait vrai.
« Vous allez courir », continua le Syrien. « Tous les jours, à l’aube, avant que la chaleur ne vous tue. Avec ça. »
Il désigna une lourde charge en bois attachée à la corde. Un tronc épais, à moitié taillé, pesant bien plus que ce qu’Arthur voulait bien admettre.
« Vous vous foutez de moi ? » grogna Arthur en regardant l’objet.
« Vous voulez être un guerrier ou pas ? »
Arthur souffla du nez et passa la corde autour de sa taille.
« Bien. Trois tours du terrain. Maintenant. »
Arthur avança d’un pas, sentant aussitôt la tension de la charge derrière lui. La corde lui scia la peau, le bois racla contre la terre, chaque pas était une lutte. La sueur perla sur son front dès les premières foulées.
Alzagar, installé sur un muret non loin, croqua dans une figue en observant la scène avec un sourire narquois.
« Eh ben, ‘Arthur’, c’est pas la grande forme… »
Arthur ignora la provocation et continua à avancer, centimètre par centimètre, respirant fort, son cœur battant à ses tempes. Chaque pas semblait plus difficile que le précédent.
Quand il atteignit la fin du premier tour, il était à bout de souffle. Ses jambes tremblaient.
« Encore deux », rappela le Syrien sans la moindre émotion.
Arthur ferma les yeux une seconde, reprit son souffle, et repartit.
Le reste de la matinée fut une torture.
Après la course, le Syrien le fit plier les genoux en position de combat, bras tendus, un lourd sac de sable posé sur ses avant-bras. Il devait tenir. Jusqu’à ce que ses muscles hurlent. Jusqu’à ce qu’il s’écroule.
Ensuite, il l’envoya couper du bois. Pas avec une hache. Avec une lame émoussée, bien trop courte pour la tâche. Chaque coup résonnait dans ses bras, dans ses épaules. Son corps tout entier protestait.
« Un guerrier ne se construit pas en un jour », expliqua le Syrien, observant Arthur en sueur, ses mains déjà rougies par les efforts. « Vous devez briser ce que vous êtes pour reconstruire ce que vous voulez être. »
L’après-midi, enfin, il lui laissa une arme en main. Pas une épée. Un simple bâton en bois.
« Vous devez réapprendre à bouger avant d’apprendre à frapper », annonça-t-il.
Le Syrien le fit travailler des heures sur sa posture, ses appuis. Il corrigeait le moindre mouvement d’une frappe sèche sur les jambes ou sur le dos. Pas pour le punir. Pour lui apprendre la douleur. Pour qu’elle devienne une alliée, pas une ennemie.
Quand le soleil déclina, Arthur s’écroula sur le sol en haletant. Il n’avait jamais été aussi épuisé.
« Demain, on recommence », déclara simplement le Syrien.
Arthur, allongé dans la poussière, ferma les yeux et esquissa un sourire amer. Il était loin du guerrier qu’il voulait redevenir. Mais au moins, il était sur le chemin.
A la fenêtre, Guenièvre regardait, le cœur serré, son époux redevenir lentement, mais sûrement, le roi qui l’avait tant fait souffrir. Elle soupira, écrasa une larme, et se remit à ses tâches comme si de rien n’était.
Chapter 13: Le poids du retour
Chapter Text
Guenièvre le regardait, le cœur serré, reprendre un peu plus de forces chaque jour. L’entraînement avec le Syrien avait porté ses fruits, et le talent naturel d’Arthur pour le maniement des armes faisait le reste. Ses gestes redevenaient nets, précis, presque impatients. Son corps reprenait de l’assurance, comme s’il n’avait jamais flanché.
Elle, pourtant, se crispait à mesure qu’il se redressait. Parce qu’elle savait ce que cela voulait dire. Arthur ne s’entraînait pas pour le plaisir. Arthur se préparait. Chaque matin où il se levait plus tôt, chaque après-midi où il poussait l’exercice plus loin, chaque soir où il restait pensif devant le feu, c’était un pas de plus vers Kaamelott.
Elle n’avait pas besoin de l’entendre le dire : elle le lisait dans ses yeux. Ce regard fixe, un peu dur, celui qu’il avait toujours avant de se lancer dans une bataille.
Et elle savait aussi que, quand il jugerait l’heure venue, il n’attendrait pas qu’elle soit prête. Il lui dirait qu’ils repartent, et elle partirait. Parce que c’était comme ça avec lui : il n’imposait jamais frontalement, mais il savait trouver les mots qui rendaient toute résistance inutile. Même en lui disant clairement qu’elle ne voulait pas rentrer, Arthur s’en foutait.
Guenièvre ne voulait toujours pas retourner dans son pays natal. Pas encore. Pas après tout ce qu’ils avaient traversé. Ici, loin du château, elle avait enfin trouvé un semblant de calme, presque une vie qui leur appartenait. Mais elle sentait déjà cette tranquillité se fissurer, comme si les murs eux-mêmes savaient qu’ils allaient devoir les quitter.
Et le pire, c’était qu’une part d’elle savait qu’elle irait quand même. Parce que c’était Arthur. Parce qu’il irait, avec ou sans elle.
Ce soir-là, il rentra plus tard que d’habitude. L’odeur du cuir humide et de la sueur se mêlait à celle de la fumée du foyer. Guenièvre était assise, penchée sur une couture, mais ses doigts ne faisaient pas vraiment avancer l’ouvrage. Alzagar et Venec étaient là, mais quittèrent la pièce en sentant la tension croissante entre les deux anciens souverains.
Arthur posa son épée contre le mur, sans un mot, et vint s’asseoir en face d’elle quand ils furent seuls.
« Vous avez l’air absorbée. »
Elle leva brièvement les yeux vers lui.
« Non…. Enfin… je couds » dit-elle en lui montrant son ouvrage.
Il eut un petit sourire sceptique.
« La couture hein? »
Elle ne répondit pas. Il attrapa une bûche et la poussa dans le feu, comme s’il avait besoin d’occuper ses mains. Puis, d’un ton presque détaché :
« Je sais que je me répète mais, ici, on a fait le tour. »
Elle sentit sa poitrine se serrer.
« Le tour de quoi ? »
« Du… du possible. On a vu ce qu’on pouvait voir, on a profité, on s’est reposés. Mais c’est pas une vie, ça. Pas pour toujours. Je suis prêt »
Guenièvre soutint son regard, mais ses lèvres restaient closes. Il continua, comme s’il réfléchissait tout haut :
« À Kaamelott, y a encore des choses à régler. Des gens qui comptent sur nous. »
Elle eut un petit rire amer.
« “Nous” ? »
Il pencha légèrement la tête.
« Vous et moi, oui. »
Le silence s’installa. Le feu craquait, comme pour meubler leur conversation avortée. Guenièvre serra l’aiguille entre ses doigts au point d’en blanchir les phalanges. Elle ne voulait pas lui dire “non” — pas encore. Mais elle savait qu’il ne lui demandait pas vraiment son avis.
Il finit par se lever, lui effleurant l’épaule au passage.
« On en reparlera »
Et dans ce “on en reparlera”, elle entendit déjà : préparez-vous.
Chapter 14: Ni l’un ni l’autre
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La nuit était tombée depuis longtemps sur la plage. La lune, énorme et pâle, traçait un chemin argenté sur l’eau noire. Le village s’était endormi, et seuls les bruissements des vagues venaient troubler le silence. Alzagar marchait pieds nus dans le sable encore tiède, sa tunique abandonnée derrière lui. Venec le suivait de près, un sourire en coin, déjà torse nu, les cheveux sombres collés à son front par l’humidité de la soirée.
Ils s’étaient glissés dans l’eau sans un mot, la mer les accueillant comme un drap frais sur une peau brûlante. Le contact fut d’abord un frisson, puis un appel. Les éclats d’argent jouaient sur les épaules d’Alzagar quand Venec l’attira contre lui, ses mains glissant sans hâte le long de ses flancs. L’eau dissimulait leurs corps mais pas leurs gestes, pas leurs souffles. Les vagues, lentes et régulières, accompagnaient le rythme qu’ils imposaient l’un à l’autre. Leurs rires étouffés se perdaient dans le ressac, vite remplacés par des gémissements bruts, avalés par l’immensité autour d’eux.
Allongés sur le sable humide, leurs vêtements abandonnés un peu plus haut sur la plage, ils laissaient le vent tiède sécher leur peau. Venec avait le bras passé autour de la taille d’Alzagar, sa main dessinant distraitement des cercles sur son flanc. Ils restèrent un moment silencieux, écoutant les vagues mourir à leurs pieds et le cri lointain d’un oiseau nocturne.
« Il est presque prêt », lâcha Venec finalement, la voix basse, comme s’il craignait que les vagues rapportent ses mots jusqu’au château.
Alzagar tourna légèrement la tête, ses cheveux encore mouillés collant à sa joue.
« Qui ça? »
« Le roi » Venec leva les yeux au ciel. Qui d’autre?
« Ah » Alzagar haussa les épaules, indifférent.
« On va pas pouvoir le retenir longtemps. Et toi… tu veux pas venir » insista Venec.
« Non »
Venec resta un instant immobile, fixant les étoiles.
« Tu pourrais. Tu verrais du pays, tu découvrirait Kaamelott, tu… »
« Je veux pas », coupa Alzagar sèchement. « C’est pas ma vie, là-bas. Et puis… » il eut un rictus. « T’imagines?? Moi, au milieu de vos intrigues, vos chevaliers, vos drames de cour ? Non merci. »
Venec eut un rire bref, sans joie.
« Et si moi je pars ? »
« Alors tu pars. »
Le silence retomba, plus lourd. Venec ferma les yeux, inspirant profondément l’air iodé, tandis qu’Alzagar se redressa légèrement pour s’asseoir, ramenant ses genoux contre lui. La lune éclairait son profil, les ombres creusant ses pommettes et soulignant le pli dur de sa bouche.
« Guenièvre restera », reprit-il après un temps. « Elle veut pas y retourner non plus. »
« Et ça te dérange pas qu’elle squatte ici ? »
« Tant qu’elle fait pas chier. »
Venec se redressa à son tour, croisant les bras sur ses genoux.
« Ça m’emmerderait de te laisser. »
« Alors reste. »
« Et Arthur ? »
« C’est pas mon problème. »
Les vagues venaient lécher leurs pieds, fraîches et insistantes. Venec observa Alzagar longtemps, comme s’il cherchait à lire quelque chose au fond de ses yeux, quelque chose qui pourrait lui donner la réponse qu’il attendait. Mais Alzagar ne baissa pas le regard.
« Tu compliques tout », grinça Venec.
« Si tu le dis... »
Il se pencha, déposa un baiser bref sur la bouche de Venec, puis se rallongea sur le sable, mains croisées derrière la tête, comme s’il venait de clore la conversation.
Chapter 15: Adieux sous la brume
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La brume matinale enveloppait la place du village, déposant une humidité fine sur les pavés irréguliers et les toits de tuiles rouges. Les premières lueurs du soleil filtraient à travers le brouillard, dessinant des rayons pâles qui illuminaient à peine les façades endormies. Les marchands n’avaient pas encore ouvert leurs échoppes, les étals étaient vides, et seuls quelques chiens erraient en grognant, le ventre creux, dans les ruelles étroites. Pourtant, malgré ce calme apparent, l’air semblait chargé, lourd de quelque chose que personne ne pouvait nommer : une tension sourde, invisible mais perceptible, comme un fil tendu prêt à se rompre.
Venec se tenait à l’orée de la place, une main sur la rambarde du petit quai, les yeux fixés sur l’horizon où le ciel et la mer se confondaient. Ses lèvres étaient serrées, presque blanches, et chaque respiration semblait lui coûter un effort. Il savait qu’Arthur était prêt, qu’il avait repris du poids, de la force, qu’il était presque prêt à revenir à Kaamelott, mais la pensée que ce départ signifierait le laisser derrière Alzagar le serrait au cœur. Ses yeux glissèrent involontairement vers la maison, à travers la brume, et il vit Alzagar apparaître sur le petit perron, tenant le bras de Guenièvre. Les deux semblaient minuscules dans cette lumière diffuse, mais il les reconnut immédiatement : l’un portant la certitude de son choix, l’autre flottant entre inquiétude et curiosité.
Arthur, lui, avançait à pas mesurés sur les pavés, ses bottes traînant légèrement, comme s’il essayait de se raccrocher à chaque pierre pour ne pas tomber. Il sentait le regard de Guenièvre sur lui, brûlant, mais détourné. Il ne savait pas comment réagir, ni ce qu’il ressentait exactement. Le mélange de fatigue, de peur, et de cette tension entre ce qu’il désirait et ce qu’il devait faire lui nouait les entrailles. Il serra les poings, luttant pour ne pas céder à la tentation de rester, de se rapprocher de Venec, qui lui lançait parfois des regards lourds de sens.
Guenièvre, de son côté, ressentait un mélange d’inquiétude et de soulagement. Soulagement que tout le monde soit sain et sauf, inquiétude que le voyage d’Arthur ne reprenne, que l’ordre du monde ne vienne de nouveau bouleverser son petit paradis avec Alzagar. Elle resserra instinctivement ses doigts sur le bras de ce dernier, comme pour se rattacher à cette sécurité fragile. Ses yeux glissèrent vers Venec, qui lui offrit un regard rapide, reconnaissant, presque protecteur. Elle détourna aussitôt le regard, sentant son cœur s’emballer.
Alzagar, immobile sur le perron, observait la scène avec une intensité contenue. Chaque souffle de vent lui apportait l’odeur salée de la mer, chaque frisson lui rappelait le départ imminent. Il savait que Venec et Arthur devaient partir, qu’il ne pouvait rien faire pour empêcher cette nécessité. Pourtant, il ne voulait pas se détacher de ce moment, de cette image de Guenièvre serrant son bras, des silhouettes de ses compagnons prêts à reprendre la route. Il inspira profondément, sentant le sel de la mer se mêler à la chaleur de son corps, et il murmura à Guenièvre :
« Restez près de moi. »
Leur conversation fut interrompue par le bruit des bottes d’Arthur qui claquaient sur les pavés. Il s’arrêta à quelques pas, la tête légèrement baissée, et ses yeux croisèrent ceux de Venec. Une étincelle passa, rapide et muette, mais suffisante pour que chacun comprenne l’intensité du lien invisible entre ces deux hommes. Alzagar, remarquant ce léger échange, sentit un frisson lui parcourir l’échine, à la fois de jalousie et de désir. Il se rapprocha d’Arthur, feignant la désinvolture, mais son corps trahissait son impatience contenue.
« On y va ? » demanda Arthur d’une voix qui trahissait sa nervosité. Il avait repris des forces, certes, mais ses muscles encore amaigris lui rappelaient qu’il avait encore du chemin à parcourir avant d’être pleinement lui-même. Venec hocha la tête, un léger sourire narquois aux lèvres, et fit signe à Alzagar de les rejoindre.
« C’est l’heure, » murmura-t-il, la voix basse, presque un souffle pour lui-même.
Alzagar sentit la tension dans l’air, les regards chargés d’émotion, et ses doigts serrèrent légèrement ceux de Guenièvre.
« Je resterai ici, » dit-il enfin, la voix ferme, malgré la boule dans sa gorge.
« Je ne peux pas les suivre. Et puis…. Il faut que je m’occupe de vous »
Ses yeux cherchèrent ceux de Venec, et un mélange de gratitude et de regret passa dans le regard de ce dernier. Venec comprit, plus qu’il n’aurait aimé, qu’Alzagar avait fait son choix.
Guenièvre baissa les yeux, mordillant sa lèvre inférieure. La perspective de voir Arthur partir lui nouait l’estomac. Elle savait qu’elle était heureuse ici, loin des obligations de reine, loin des intrigues de Kaamelott. Pourtant, elle aimait Arthur, et voir ce mélange de force retrouvée et de vulnérabilité l’atteignait au plus profond. Elle murmura à Alzagar :
« Je ne veux pas qu’il parte. »
Alzagar, en silence, posa ses mains sur ses épaules, la rapprochant de lui.
« Je sais… mais c’est son destin. »
Sa voix était douce, presque un murmure, mais chaque mot résonnait dans le vide autour d’eux.
Arthur, debout face à eux, inspira profondément et croisa les bras, essayant de masquer l’agitation qui lui déchirait la poitrine. « Vous allez bien ? » demanda-t-il, mais sa voix trahissait son désarroi. Venec, se tenant à quelques pas, sentit qu’il devait intervenir, mais ne savait pas comment. Il posa une main sur l’épaule d’Arthur, un geste léger, ambigu. Arthur lui lança un sourcil relevé et Venec s’éclaircit la gorge avant d’enlever sa main de l’épaule du roi.
« Ça ira, Sire, » murmura-t-il, mais le ton était presque plus pour lui-même que pour Arthur.
Ce dernier ferma les yeux un instant, presque prompt à lui répliquer à nouveau qu’il ne fallait plus l’appeler ainsi mais il ne dit pas les mots: il allait redevenir roi. C’était soit ça soit la mort.
Les minutes s’étirèrent, chaque mouvement semblait peser des tonnes. Le vent soufflait doucement, portant l’odeur de la mer, et les pavés sous leurs pieds étaient encore humides de la brume. Guenièvre sentit les doigts d’Alzagar se resserrer sur les siens, et elle leva les yeux vers lui, cherchant un réconfort muet. Elle vit dans son regard tout le poids de la décision, mais aussi une force tranquille, celle qui la rassurait malgré l’angoisse.
Venec finit par briser le silence :
« Allez… » dit-il en s’adressant à Arthur et Alzagar, mais son regard passa de l’un à l’autre, et il se força à sourire.
« Il faut qu’on y aille avant que la marée monte. » Arthur hocha la tête, comprenant que la logique de Venec ne laissait aucune place à la discussion.
Ils commencèrent à marcher vers le petit quai. Leurs pas résonnaient sur les pavés, ponctuant le silence lourd d’émotions. Arthur sentit la présence de Venec proche, ressentant une chaleur mêlée de tension. Il ne savait plus où placer ses mains, son regard oscillait entre Alzagar et Venec, entre le désir de rester et l’obligation de partir.
Alzagar, toujours à côté de Guenièvre, sentait son cœur battre à chaque pas. Chaque fois qu’il croisait le regard de Venec, une décharge d’émotion passait entre eux, un mélange de désir et d’amitié indéfectible. Il se demandait comment il pourrait continuer ici sans Venec, mais la décision était prise : il resterait auprès de Guenièvre, envers et contre tout.
Arrivés au bord du quai, le petit navire marchand les attendait, tanguant doucement au rythme des vagues. Le bois grinçait sous le vent, et l’odeur du sel et de l’eau mêlée au goudron de coque remplissait l’air. Arthur et Venec montèrent à bord, leurs mouvements mesurés. Arthur jeta un dernier regard vers Alzagar et Guenièvre, et sentit son estomac se nouer. Venec comprit qu’il ne serait pas seul dans cette épreuve, qu’il pourrait trouver un certain réconfort dans la présence de son compagnon.
Alzagar serra la main de Guenièvre, sentant ses doigts trembler légèrement. Elle hocha la tête, incapable de parler, mais laissant parler ses yeux, pleins de gratitude et d’affection. Venec fit un signe de la main, et le bateau commença à s’éloigner lentement. Les silhouettes sur le quai se rétrécissaient, les voix se perdaient dans le vent, et la brume enveloppait de nouveau la place, laissant derrière elle un silence presque sacré.
Arthur regarda la mer qui s’étendait devant eux, se sentant à la fois léger et prisonnier. Le départ lui avait donné une force nouvelle, mais aussi un poids qu’il n’arrivait pas à mesurer. Venec, assis à côté de lui, le sentit trembler légèrement. Il posa sa main sur la cuisse d’Arthur, un geste presque imperceptible mais chargé de sens. Arthur détourna les yeux, un mélange d’émotion et de confusion passant sur son visage.
Au loin, la maison sur le quai semblait flotter dans la brume, Alzagar et Guenièvre apparaissant comme des figures figées dans le temps, impossibles à atteindre. Chaque mouvement, chaque souffle, chaque battement de cœur devenait une mémoire vivante, un souvenir que ni Arthur ni Venec n’oublieraient.
Le bateau prit de la vitesse, et les voix du village disparurent peu à peu. Le vent fouettait leurs visages, les cheveux d’Arthur s’emmêlaient, et la mer déployait ses vagues comme pour leur rappeler l’immensité de ce qu’ils laissaient derrière eux.
Chapter 16: Entre deux rives
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La mer s’étendait devant eux, sombre et luisante sous la clarté vacillante des étoiles. Le bois du petit esquif grinçait à chaque mouvement, et les rames, maniées par Venec, s’enfonçaient dans l’eau avec une régularité obstinée. Arthur, assis face à lui, restait silencieux depuis longtemps.
Le roi fixait la ligne d’horizon comme si elle pouvait déjà lui révéler Kaamelott. Ses traits, durcis par la fatigue et le sel, trahissaient pourtant une impatience mêlée d’appréhension.
« Vous avez l’air pressé », finit par dire Venec, sans lever les yeux de son effort.
Arthur releva légèrement le menton, presque surpris par cette remarque.
« Pressé ? Oui. Mais pas certain d’être prêt. »
Le souffle régulier des rames emplit le silence qui suivit. Venec fronça les sourcils.
« Ça fait des semaines que vous vous préparez. Si vous ne l’êtes pas maintenant, vous ne le serez jamais. »
Arthur soupira, ses doigts se crispant sur le bois humide du banc.
« Vous croyez que ça suffit ? Un peu de muscles retrouvés, quelques entraînements, et me voilà prêt à reprendre un royaume ? »
Venec haussa une épaule, sans ralentir.
« Reprendre un royaume, c’est pas qu’une histoire de bras, Sire. C’est surtout de la tête. Et là-dessus, je vous ai rarement vu reculer. »
Le roi se tut un instant, ses yeux noirs fixés sur Venec, comme pour mesurer la sincérité de ses mots. Le marchand, lui, continua de ramer, l’air presque détaché, mais la mâchoire serrée par l’effort.
Arthur reprit plus bas :
« Vous pourriez faire demi tour ,vous. Avec Alzagar. Personne ne vous force à me suivre dans cette folie. »
Venec éclata d’un petit rire amer.
« Rester ? Avec lui, oui… j’y ai pensé. Mais… »
Il marqua une pause, son regard se perdant dans l’écume
« Vous êtes le roi » reprit-il . « Et je sais qu’un jour ou l’autre, vous finirez par m’inclure dans vos histoires. Alors autant y aller maintenant, pas vrai ? »
Arthur ne répondit pas tout de suite. Le clapotis des vagues sembla combler le vide entre eux. Puis il murmura :
« Merci. »
Venec releva la tête, surpris de l’entendre prononcer ce mot. Arthur, lui, détourna déjà les yeux, fixant de nouveau l’horizon.
Le silence s’installa, pesant mais pas hostile, seulement chargé de tout ce que ni l’un ni l’autre n’osait encore dire.
La nuit était tombée sur la campagne. Dans la petite maison d’Alzagar, les murs de torchis retenaient mal le froid, et le feu qui crépitait dans l’âtre n’arrivait pas à chasser l’humidité qui s’infiltrait de partout.
Guenièvre, assise sur un banc près de la table grossière, triturait nerveusement le coin de sa robe. Ses yeux fixaient la flamme, mais ses pensées étaient ailleurs.
« Vous croyez qu’ils vont revenir ? »demanda-t-elle enfin, sans quitter le feu du regard.
Alzagar, adossé contre le chambranle de la porte, haussa les épaules.
« S’ils reviennent pas, je suis foutu. Alors oui, je préfère y croire. »
Elle tourna la tête vers lui, l’air presque blessé.
« Vous parlez toujours comme si ça vous touchait pas »
Il poussa un soupir agacé, s’avança de quelques pas.
« Et vous croyez quoi ? Que je dors tranquille pendant que mon gars rame en pleine mer ? J’ai pas plus de cuir que vous, ma reine. J’ai juste appris à fermer ma gueule quand j’ai peur. »
Le mot « ma reine » n’avait rien de solennel dans sa bouche : c’était sec, brut, presque ironique, mais pas méchant. Guenièvre baissa les yeux, frotta ses mains l’une contre l’autre.
Un silence lourd s’abattit dans la pièce. Dehors, le vent battait contre les volets mal ajustés. On aurait dit que la maison elle-même gémissait de solitude.
« Vous cachez mieux que moi », dit-elle enfin, la voix fragile.
Alzagar vint s’asseoir en face d’elle, posa ses coudes sur la table. Le bois gémit sous le poids.
« On fait tous ce qu’on peut pour pas s’écrouler. Moi, je ricane. Vous, vous tremblez. Chacun sa méthode. »
Elle le regarda, les yeux brillants d’angoisse.
« Vous n’avez pas peur qu’ils… »
Elle s’interrompit, incapable de finir la phrase.
Il planta ses yeux sombres dans les siens.
« Si. Mais la peur, ça ramène personne. Alors je me tais et j’attends. »
Guenièvre détourna la tête, émue malgré elle. Le silence s’installa à nouveau, seulement rythmé par les craquements du feu et le souffle du vent dehors.
Alzagar finit par se lever, alla rajouter une bûche dans l’âtre. Ses gestes étaient lents, comme s’il cherchait à s’occuper pour ne pas penser.
« Vous devriez dormir », dit-il sans se retourner.
« Et vous ? » demanda-t-elle doucement.
Il haussa une épaule.
« Moi, je dormirai quand il sera revenu. Pas avant. »
Chapter 17: Retour d’exil
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Le bateau glissait lentement sur l’eau noire, la voile tendue sous un vent du nord. Le bois craquait parfois, plaintif, comme si lui aussi regrettait ce qu’il transportait. Venec avait gardé la barre, les yeux plissés contre l’humidité nocturne. À chaque rafale, le sel lui brûlait la peau, mais il ne bronchait pas. Arthur, assis à l’avant, n’avait pas prononcé un mot depuis le départ du port chypriote.
Le silence n’était pas paisible. Il avait la lourdeur d’une confession étouffée, d’un secret qu’on refuse de mettre en mots. Arthur fixait la ligne noire de l’horizon, son manteau humide collé aux épaules, la mâchoire serrée. Il ne voulait pas croiser le regard de Venec. Pas encore.
Venec, lui, ne cherchait pas à briser ce silence. D’expérience, il savait que les mots pouvaient parfois empirer les choses. Et Arthur… Arthur avait l’air d’un homme qui portait une armure invisible, mais cabossée de partout. La mer n’aidait pas : chaque vague semblait bousculer un peu plus le roi déchu dans ses propres pensées.
La nuit avançait. La lune, parfois voilée par des nuages lourds, éclairait par intermittence le visage d’Arthur. Venec le regarda furtivement : il paraissait plus vieux que quelques jours plus tôt. Pas seulement à cause de la fatigue du voyage, c’était autre chose… une lassitude qui lui rongeait les traits.
« Vous allez finir par vous rompre la nuque à force de fixer l’horizon », lança Venec d’une voix basse.
Arthur ne répondit pas. Ses yeux restaient fixés devant, comme s’il attendait quelque chose qui n’arriverait pas.
« Vous pourriez au moins fermer les yeux deux heures. Je tiens la barre. »
Toujours rien. Venec soupira, cracha par-dessus bord, puis reprit :
« Ça sert à rien de vous crisper comme ça. Le vent est bon. On aura atteint les côtes au matin. »
Arthur tourna légèrement la tête, juste assez pour lancer un regard. Il n’était pas hostile, pas non plus reconnaissant. C’était un regard fatigué, vide, comme s’il avait oublié le langage des remerciements.
La nuit fut longue. Le bateau, balloté par la houle, avançait avec régularité. Arthur ne dormait pas, malgré les paupières lourdes. Ses pensées tournaient en rond : la couronne, Lancelot, les morts, le pays qu’il allait retrouver. Il avait fui la Bretagne des années auparavant et voilà qu’il y retournait. Il était parti… pour sauver sa vie, il le savait, mais que disaient les gens là-bas, sous la coupe de Lancelot? Qu’il les avait abandonnés? Qu’il s’était laissé emporter par la lâcheté? Les mâchoires serrées, il retenait par moments un haut-le-cœur. Pas à cause de la mer, mais de cette angoisse sourde qui lui tordait l’estomac.
Les falaises se dressèrent devant eux comme un mur de craie, blanches et abruptes, déchirant l’horizon d’une ligne nette. La mer, grise et agitée, venait s’y fracasser en gerbes épaisses, comme si elle cherchait à les repousser. Sous la lumière pâle du matin, les falaises semblaient irréelles, presque trop claires, tachées par endroits de nuances ocre et vertes où la végétation tenace s’accrochait malgré le vent. Venec, les yeux plissés, murmura quelque chose d’incompréhensible en observant cette masse verticale qui annonçait la Bretagne. Arthur, lui, resta figé, la gorge nouée ; ce spectacle avait quelque chose d’implacable, comme si la terre elle-même se fermait devant lui.
Venec l’observait. Il avait connu des hommes qui revenaient de l’exil, des soldats, des déserteurs, des capitaines ruinés. Il reconnaissait ce mélange de hâte et de terreur. Mais de voir Arthur ainsi, ce roi dont la réputation s’était bâtie sur la fermeté et le courage, sa gorge se serrait plus qu’il ne l’aurait admis.
« C’est pas la mer qui vous rend pâle, hein ? » dit-il doucement.
Arthur ferma les yeux, comme si la remarque l’avait frappé dans le ventre. Il ne répondit pas, mais ses doigts se crispèrent sur le rebord du bateau.
La voile claqua soudain, Venec dut corriger la barre. Le vent changeait, les poussant plus vite qu’ils ne l’avaient prévu. Bientôt, les falaises se dressèrent au-dessus d’eux, immenses, presque écrasantes. Arthur inspira bruyamment, mais son souffle se brisa.
Le bateau toucha la plage dans un bruit de bois frottant contre les galets. Venec sauta le premier, l’eau jusqu’aux genoux, pour tirer l’embarcation hors de portée des vagues.
Arthur mit plus de temps à descendre. Ses bottes glissèrent sur le bois mouillé, il faillit tomber. Quand enfin il posa pied sur la plage, son corps se plia en deux sans qu’il puisse l’empêcher. Il vomit violemment sur les galets, les bras tremblants, le dos secoué de spasmes.
Venec détourna le regard, mais il resta proche, immobile, le laissant vider tout ce qu’il avait en travers du corps. Pas seulement la bile, pas seulement la fatigue : c’était comme si le sol de Bretagne, retrouvé après l’exil, rejetait Arthur avant même de l’accueillir.
Quand ce fut fini, Arthur resta accroupi, les mains crispées sur ses genoux, le souffle court. Il n’osa pas lever les yeux vers Venec.
« C’est rien », dit simplement Venec. « Ça arrive. »
Arthur eut un rire amer, étranglé.
« Un roi qui vomit en posant le pied sur ses terres… Voilà une belle image. »
Venec haussa les épaules.
« Roi ou pas, vous êtes un homme. »
Arthur releva lentement la tête. Autour d’eux, quelques villageois s’étaient approchés, attirés par l’arrivée du bateau. Leurs visages étaient fermés, méfiants. Les vêtements étaient rapiécés, les traits tirés. La misère avait creusé la Bretagne comme une plaie.
Les regards se posèrent sur Arthur, sans le reconnaître encore. Certains baissèrent les yeux, d’autres murmurèrent entre eux. Venec, qui avait l’habitude des foules, comprit aussitôt : la peur régnait ici. Pas la peur de l’étranger, mais celle d’un maître invisible qui avait broyé les esprits.
« On dirait que votre cher Lancelot a pas seulement détruit votre royaume », marmonna Venec. « Il a détruit les gens. »
Arthur se redressa, le visage encore pâle. Ses yeux sombres se posèrent sur la foule silencieuse. Il se sentait plus étranger ici, sur cette plage bretonne, que dans n’importe quel port de Méditerranée.
Il voulut parler, mais sa gorge resta sèche. Venec posa une main brève sur son épaule, sans insister.
« Allez. On se tire d’ici. Vous allez pas reprendre vos terres en crevant sur une plage. »
Arthur inspira profondément. Ses bottes crissèrent sur les galets humides. Les falaises blanches se dressaient derrière lui, hautes comme un mur qu’il faudrait franchir. Et dans son ventre, la peur ne s’était pas dissipée : elle s’était muée en un poids solide, prêt à l’écraser à chaque pas.
Chapter 18: Chemin vers la couronne
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Ils prirent la route. Le chemin serpentait entre les falaises et quelques champs maigres, presque stériles. L’herbe jaunie par l’hiver mordait les pieds de leurs chevaux, et les arbres, sciés ou brûlés, laissaient apparaître des troncs noirs comme des ombres mortes. Venec, habitué aux routes mal famées et aux paysages désolés, restait bouche bée. La misère s’étalait ici avec une brutalité que même lui n’avait jamais vue : des maisons de torchis et de pierre à moitié effondrées, des charrettes abandonnées, des outils rouillés gisant au milieu de la boue. Les villages semblaient exsangues, silencieux, figés dans une attente que personne n’osait rompre.
« C’est pire que ce que j’imaginais », souffla-t-il enfin, d’une voix basse.
Arthur hocha simplement la tête, sans répondre. Ses yeux sombres étaient rivés sur le chemin, et son visage ne laissait rien transparaître, mais son esprit tourbillonnait. Chaque pas vers Kaamelott était un pas vers un passé qu’il avait fui et qu’il retrouvait dévasté. La fatigue du voyage se mêlait à l’angoisse de la reconquête. Avant même de songer à reprendre son château, il savait ce qu’il devait faire : récupérer Excalibur. Sans l’épée, il resterait aux yeux du peuple un roi de pacotille, un survivant, un fantôme. L’épée était sa légitimité ; elle serait la preuve vivante que son retour n’était pas qu’un caprice d’exilé.
Ils traversèrent un premier hameau. Les villageois les regardaient à travers les fentes des volets, silencieux, méfiants. Leurs yeux trahissaient la peur et la lassitude. Certains jeunes garçons et filles s’étaient accroupis derrière des portes vermoulues, mais aucun n’osa s’approcher. Venec, en observateur aguerri, se pencha légèrement vers Arthur :
« Vous avez du pain sur la planche, Sire. »
Arthur ne répondit pas. Le vent s’engouffrait dans les ruines, soulevant de petits tourbillons de poussière et de cendres. Il songea qu’il y avait quelque chose de sacré dans la misère de ces terres : malgré la destruction et la peur, le peuple respirait encore, obstiné.
Bientôt, ils atteignirent la taverne. Enfin, ce qu’il en restait. Les pierres noircies se dressaient comme un squelette calciné, tordu par les flammes d’autrefois. La façade, lézardée et à moitié effondrée, témoignait encore de l’incendie que Lancelot avait ordonné. Le vent balayait les cendres entre les fissures du sol, comme si le feu venait à peine de s’éteindre, et l’odeur de charbon et de bois brûlé flottait dans l’air froid. Arthur s’arrêta, silencieux, les yeux fixés sur ce qui avait été un lieu de rassemblement, de vie et parfois de querelles inutiles, mais toujours animé. Venec, de son côté, croisa les bras, sa barbe effleurée par le vent.
« Vous m’aviez pas dit qu’on passerait par là. »
Arthur haussa vaguement les épaules, l’air fermé.
« J’ai rien dit parce que j’en savais rien. »
Un bruit de pas les fit se retourner. Le Tavernier. Etrangement vieilli, plus sec, le regard méfiant. Ses yeux glissèrent sur Venec, dont la barbe masquait presque le visage, puis sur Arthur, amaigri, marqué par l’exil. Il ne les reconnut pas. Ses yeux tombèrent sur eux, plissés par les souffrances que Lancelot lui avait fait endurer.
« Qu’est-ce que vous foutez devant chez moi ? » lança-t-il sèchement.
Venec ricana.
« Chez vous… Mouais, enfin ça ressemble plus à une ruine, votre bouge. »
« Vous êtes qui, vous ? » grogna le Tavernier en serrant le sac contre lui.
Arthur s’avança, droit, le regard dur.
« Moi ? C’est Arthur. Roi de Bretagne. »
Le Tavernier resta figé, incrédule, puis laissa échapper un rire nerveux.
« Balivernes. Le roi Arthur est mort, tout le monde le sait. »
Venec leva un sourcil.
« Ben tiens, regarde-le. Tu crois que c’est quoi, un revenant ? »
Arthur soupira, las.
« La ferme, Venec »
Un silence pesant suivit. Les yeux du Tavernier s’écarquillèrent enfin ; quelque chose dans la voix, dans le port d’Arthur, ne laissait aucun doute. Il lâcha son sac et, brusquement, se retourna.
« Venez. »
Ils le suivirent à travers la carcasse de la taverne. Sous les décombres, une trappe dissimulée s’ouvrit, révélant une pente grossièrement fabriquée dans la terre. L’air humide et froid remonta à leurs narines. Ils descendirent, le sol crissant sous leurs bottes. Le vent de la surface disparaissait, remplacé par un silence lourd et humide, ponctué par le cliquetis de quelques gouttes s’infiltrant du plafond de terre. Arthur inspira profondément, sentant le poids de la tâche à venir. Chaque pas vers Excalibur était un pas vers sa légitimité, vers la reconnaissance de son peuple et le retour de l’ordre à Kaamelott. Le Tavernier glissa comme sur de la neige et disparut, riant nerveusement. Après un regard rapide, Arthur et Venec lui emboîtèrent le pas.
Ils atterrirent enfin au milieu d’un brouhaha indescriptible, mais leurs yeux percèrent immédiatement la masse : Perceval, Karadoc et Merlin étaient là. Perceval gesticulait, rouge de colère et d’excitation à la fois, brandissant une carte chiffonnée ; Karadoc mâchouillait quelque chose, l’air perpétuellement sceptique. Merlin, les cheveux en bataille, semblait à la fois ravi et inquiet. Arthur se permit un instant de sourire intérieurement : malgré tout, ils étaient vivants, et c’était déjà un triomphe. Son visage ne trahissait aucune émotion, mais son cœur battait un peu plus fort.
« Hé les zigotos ! » lança le Tavernier, croisant les bras sur sa poitrine. « Regardez qui je vous ramène. »
D’un même mouvement, les trois têtes se tournèrent vers Arthur et Venec.
« C’est qui ces clodos ? » Karadoc demanda, le mépris dans la voix.
Avant qu’Arthur n’ait pu rétorquer, Perceval se précipita, criant :
« J’vous l’avais dit !! J’vous l’avais dit qu’il était encore vivant !! »
Il fonça sur Arthur.
« Sire ! Sire, je suis tellement heureux de vous voir !!! »
Karadoc, sceptique, leva un sourcil.
Sans écouter les protestations de Karadoc, Perceval serra Arthur à l’étouffer. Arthur, surpris, le laissa faire une seconde avant de l’empoigner et de le repousser doucement.
« Ravi de vous revoir également », Perceval, dit-il, d’une voix ferme mais contenue.
La voix du souverain arracha un sursaut à Karadoc. Merlin, lui, avait les yeux brillants de larmes qu’il refusait de laisser couler, et il s’approcha, agrippant les manches d’Arthur comme si c’était son fils qu’il retrouvait.
« Par les dieux… Sire… Vous êtes revenu. J’ai cru… j’ai cru que je ne vous reverrais jamais… »
Arthur recula d’un pas sec, restant froid.
« Du calme, Merlin »
Le silence s’installa, seulement brisé par le craquement des torches et la respiration lourde de Venec. Arthur observa chaque visage, évaluant le temps perdu, la distance à parcourir, et l’état des tunnels : des galeries mal éclairées, de la terre humide collée aux parois, des pierres mal taillées ici ou là, témoignages des mois passés à creuser. Les ouvriers s’étaient arrêtés, surpris, observant leur roi avec une curiosité mêlée d’espoir.
« Sire… vous pensez… elle est… enfin, Guenièvre, où est-elle ? » bredouilla Perceval à voix basse, rompant le silence.
Karadoc, les bras croisés, hocha la tête et ajouta :
« Ouais, on sait pas trop… On espère pas qu’elle soit dans la galère aussi. »
Arthur se redressa légèrement, posant une main sur son visage, exhalant un soupir qui semblait emporter un peu de son poids :
« Elle est en sécurité. Elle a passé les derniers mois avec moi. Tout est sous contrôle. Je la ferai venir quand… tout sera terminé »
Perceval et Karadoc échangèrent un regard, encore perplexes, mais un peu soulagés.
« Ah… ben ça va alors… » souffla Perceval.
« Oui, ben… tant mieux… » grogna Karadoc, encore un peu dubitatif.
Arthur, souhaitant changer de sujet, s’adressa à Merlin :
« C’est quoi tous ces tunnels ? »
Merlin soupira, mais Karadoc l’interrompit avec son habituelle suffisance :
« Ça, c’est notre œuvre, à Perceval et à moi. »
« Et moi, je compte pour du beurre ? » s’offusqua le Tavernier.
Arthur échangea un regard lourd avec Merlin, sachant que quelque chose allait forcément déraper.
« Des mois qu’on y est », se félicita Perceval, tout fier.
« Que vous êtes où ? » demanda Arthur, lentement, pour imposer le calme.
« En train de creuser pour essayer de rejoindre Kaamelott ! » s’exclama Karadoc.
Arthur les regarda, un par un. Merlin soupira, les mains dans les cheveux :
« Vous voyez ? Je vous avais dit qu’il fallait cartographier les galeries… »
« Oh, vous nous pompez l’air avec vos histoires de cartes ! » lança Perceval, rouge de colère. « On a autre chose à faire que prévoir l’avenir ! »
Arthur leva un sourcil. Certaines choses, décidément, ne changeaient jamais.
« Alors, Sire, vous en êtes ? » demanda Karadoc, bravache.
« J’en suis… De quoi ? »
« Ben pour rejoindre Kaamelott. »
Le roi soupira.
« Vous êtes bien gentils, mais oui, Merlin a raison, il faut cartographier ces galeries. Et ensuite… qu’est-ce que j’irai foutre à Kaamelott ? »
« Enfin, Sire ! Reprendre votre trône, évidemment ! » s’emporta Perceval.
Arthur se passa une main sur le visage, le poids de la responsabilité pesant sur lui :
« Mais… je peux pas le reprendre comme ça, mon trône. Il me faut Excalibur déjà, sinon comment prouver au peuple que je suis bien leur roi ? »
Perceval et Karadoc se regardèrent, perplexes, puis une lueur de génie brilla dans les yeux du premier.
« Il suffit pas de leur montrer votre tronche ? »
Arthur ne répondit pas, se retenant de lever les yeux au ciel. Il avait perdu l’habitude d’entendre tant de bêtises.
« Demain matin, première heure, on part pour le rocher », dit-il enfin. « Là, j’ai besoin de me reposer. »
Merlin hocha la tête avec gravité.
« Bien sûr, Sire, venez avec moi. »
Les autres les regardèrent partir. Karadoc désigna un coin de la galerie.
« Voilà, ça sera très bien pour vous, ça. »
Venec, fatigué, sourit faussement et s’installa avec son barda, s’endormant presque aussitôt, laissant Arthur se concentrer sur ce qui comptait vraiment : récupérer Excalibur et légitimer son retour sur le trône.
Arthur s’allongea sur la paillasse humide de la galerie, le dos contre la paroi froide de terre. Le silence retomba, seulement interrompu par le souffle régulier de Venec et le froissement lointain de quelques tapis de fortune. Ses yeux fixaient le plafond de terre, et il laissa son esprit vagabonder.
Il pensa d’abord à Guenièvre. Chypre lui semblait si loin, et pourtant si présente dans sa mémoire. Il se souvenait de la manière dont elle marchait dans le jardin, de la gravité de son regard quand il avait pris des décisions qu’elle n’approuvait pas. Il se demandait si elle l’avait pardonné, si elle comprenait pourquoi il avait fui et laissé tout derrière lui. Le doute lui tordait le cœur : prenait-elle Alzagar pour son protecteur, quelqu’un qui puisse remplacer la sécurité qu’il lui offrait ? Non, il se le refusait, cette pensée le mettait en colère autant qu’elle le rongeait.
Il pensa ensuite à Lancelot. La confrontation à venir le hantait : le duel n’était pas seulement une épreuve de force, mais un jugement de tout ce qu’ils avaient été. Il imagina le visage impassible de Lancelot, ses yeux fixant les siens, et Arthur sentit un frisson parcourir son échine. Le roi savait que la colère et la rancune se mêleraient à chaque coup, à chaque mouvement. Il devait être plus que fort : il devait être juste. Et pourtant, il redoutait ce moment, conscient qu’il pourrait perdre plus que son corps dans ce duel : son honneur, son peuple, sa place dans l’histoire.
Puis son esprit glissa vers Venec. Silencieux, endormi à quelques mètres, le contrebandier semblait fragile mais solide à la fois. Arthur se surprit à imaginer son sourire, ses gestes malicieux, cette façon qu’il avait de rendre tout plus léger alors que le monde autour s’effondrait. Le roi sentit une chaleur familière, confuse, et détourna les yeux du visage de Venec, se maudissant pour ce mélange d’inquiétude et d’affection qu’il ne pouvait encore nommer.
Il repensa aussi aux tunnels. Des mois de creusement, de maladresses et d’efforts obstinés. Perceval et Karadoc, toujours inconscients de la gravité de la situation, mais fidèles jusqu’au bout, malgré leur stupidité légendaire. Arthur sourit légèrement à cette pensée : ils étaient ridicules, mais loyaux. Et dans ce chaos, la loyauté avait un prix, tout comme la patience.
Il se retourna, la paillasse grinçant sous lui, et contempla les parois. La terre semblait absorber ses pensées, ses peurs et ses espoirs. Il savait que le retour à Kaamelott ne serait pas une simple marche triomphale : chaque village, chaque château, chaque regard sur son passage serait un jugement. Et au centre de ce jugement, Excalibur : l’épée qui symbolisait tout ce qu’il avait perdu et tout ce qu’il devait retrouver.
Il pensa alors à l’épée elle-même, au rocher sacré qui l’attendait, intact malgré les siècles. La retirer serait un geste simple pour certains, mais pour lui, c’était bien plus : c’était la preuve qu’il pouvait reprendre sa place, qu’il pouvait redevenir ce roi capable de guider et de protéger. Ses mains se crispèrent sur la couverture rêche qu’il avait récupérée, et un frisson d’anticipation le traversa.
Ses paupières devinrent lourdes, mais son esprit refusait le repos. Il pensa à son peuple, aux visages qu’il avait croisés sur la route : la méfiance, la peur, la lassitude. Il se demanda combien d’entre eux retrouveraient la foi en lui quand il reviendrait avec Excalibur. Et combien se tourneraient contre lui, se rappelant les erreurs du passé.
Enfin, ses pensées glissèrent sur un mélange d’inquiétudes et de souvenirs plus doux. Le vent de Chypre sur les cheveux de Guenièvre, la voix de Venec qui le rassurait dans des moments de doute, le rire idiot de Perceval quand il se prenait les pieds dans un tunnel. Tout cela formait un kaléidoscope d’images et de sentiments qui l’accompagneraient demain, à chaque pas vers le rocher, à chaque pas vers Kaamelott.
Et, peu à peu, la fatigue prit le dessus. Son corps s’affaissa sur la paillasse, mais son esprit resta en éveil, méditant encore sur l’épée, le peuple, Guenièvre, Venec, Lancelot et Kaamelott. Ses dernières pensées avant le sommeil furent un mélange d’angoisse et d’espoir : demain, il irait récupérer Excalibur, et avec elle, tout ce qui restait de son monde.
Arthur sombra enfin dans un sommeil agité, les rêves emplis d’ombres de tunnels, de villages silencieux et d’épées scintillant au loin, comme une promesse de renouveau et de légitimité retrouvée.
Chapter 19: L’instant du roi
Chapter Text
Ils prirent la route au petit matin.
Arthur était silencieux, laissant Perceval et Karadoc narrer leurs exploits de résistants à un Venec qui feignait la surprise et l’admiration non sans, de temps en temps, glisser un regard entendu à son roi.
« Ça va Sire? » s’inquiétait-il de la pâleur d’Arthur.
Ce dernier acquiesçait brièvement mais non, il n’allait pas bien. Il était terrifié. Et si Excalibur lui en voulait et ne voulait plus de lui? Il secoua la tête comme pour chasser cette pensée idiote. Excalibur n’était qu’une épée après tout. L’était elle? Il se reprocha soudain ses pensées. Bien sûr que non. Elle avait été presque une amie au fil des ans, et sa brillance surnaturelle à chaque fois qu’il l’employait le rassurait. Il était l’élu des dieux, et chaque réaction d’Excalibur le lui prouvait. Malgré tout, il ne pouvait empêcher son ventre de se tordre douloureusement d’angoisse.
À mesure qu’ils approchaient, le chemin se peuplait. Pas de foire, pas de tréteaux ; c’était trop tôt pour ça. Mais il y avait des silhouettes : deux vieux qui murmuraient en se signant, une femme avec un nourrisson serré contre elle, un gamin qui tenait par la bride une chèvre rétive. Tous avançaient au bord du sentier, regardaient, hésitaient, puis bifurquaient pour contourner la clairière comme si la pierre pouvait mordre. Quelques-uns chuchotaient des bribes : « l’épée », « le signe », « le roi d’autrefois ». Personne ne reconnut Arthur. Le visage tiré, les joues amaigries, la barbe courte qui assombrissait encore son regard — il n’était plus l’homme des pièces et des chansons. Un an suffit à brouiller une légende quand l’angoisse la ronge.
Ils débouchèrent enfin. La clairière était nette, cirée par les vents. Le rocher, au centre, dressait la lame comme une aiguille plantée dans la craie. Tout autour, un cercle de gardes : une douzaine d’hommes en cottes luisantes, lances croisées, boucliers noirs. Ce ne furent ni les armes ni la discipline qui frappèrent Arthur le premier, mais la carrure au milieu, les bottes écartées, les mains derrière le dos comme un maître d’école.
« Mais qu’est-ce qu’il fout là, celui-là? »
Venec suivit son regard jusqu’à ce que ses yeux tombent sur Urgan. C’était un bandit et un pirate, autrefois une acquaintance de Venec. Les yeux de celui-ci s’agrandirent de surprise:
« Bah dites donc, il a des drôles de fréquentations, Lancelot »
Arthur le regarda:
« Vous m’en direz tant »
Venec soupira:
« Oh ça va Sire! Urgan et moi c’est pas pareil quand même… »
Arthur lui lança un regard entendu et Venec capitula. Il était tout à fait le genre d’Urgan.
« J’y vais » décida t’il.
Arthur l’attrapa par la chemise, l’empêchant de partir:
« Vous croyez quoi? » murmurât il précipitamment. « Que ce guignol va vous accueillir avec un grand sourire? Vous êtes recherché, abruti, ne l’oubliez pas. Il vous vendra à Lancelot sans aucun remords et croyez-moi, avec lui, c’est certain que vous pendrez au bout d’une corde! »
Venec le regarda bouche bée:
« C’est bon Sire » il leva les mains en signe d’apaisement. « Faut pas vous énerver…. »
Arthur le relâcha brutalement et se tourna vers Karadoc et Perceval:
« Allez-y vous. Faites semblant de vous embrouiller, attirez leur attention, bref, faites ce que vous voulez mais laissez-moi le champ libre. Trente secondes c’est tout ce que je demande »
« Bien, Sire », fit Karadoc en avançant le menton. « On a de l’entraînement. »
« Et restez vivants », ajouta Venec à mi-voix. « Ça nous évitera un détour. »
Ils descendirent de la butte, à grandes enjambées sérieuses. Arthur, à demi accroupi, crut entendre Perceval souffler : « Plan B : on hurle. » Karadoc répondit : « Plan B approuvé. »
« Halte ! » lança un garde en abaissant sa lance. « On ne passe pas. »
Perceval leva les deux mains, très haut, comme s’il allait bénir la troupe.
« Parfait », dit-il. « Justement, nous sommes là pour vérifier que vous ne faites pas n’importe quoi. »
« Quoi ? » fit le garde.
« L’inspection », précisa Karadoc avec aplomb. « Contrôle de conformité du périmètre sacré. On nous a mandés. C’est administratif. »
Un autre soldat s’approcha, intrigué par l’assurance imbécile. Urgan pivotait déjà, flairant la joute.
« Qui vous a mandés ? » demanda le premier, la bouche un peu ouverte.
« La commission », répondit Perceval. « Celle des rochers. On ne plaisante pas avec la pierre. C’est écrit noir sur blanc. »
Il sortit de sa manche un lambeau de parchemin sur lequel on lisait surtout de larges taches de graisse. Il le tendit avec un sérieux religieux.
Urgan planta ses bottes, fit un pas. Sa voix rebondit.
« Gars de condition et d’intention, sachez-le : papier sans en-tête n’est que drap sans lit, et je ne dors pas à même la paillasse des autres ! Qu’on me sorte un sceau, une ficelle et une clochette, ou bien je renvoie votre prose à vos gourdes! »
« Il a dit « clochette » ? » chuchota Karadoc, fasciné.
« Oui, et c’est très grave », souffla Perceval comme s’il connaissait l’usage des clochettes dans l’Empire romain.
Puis, plus fort, en prenant le garde à témoin :
« Phase une : délimitation. Je trace. Ne bougez pas. »
Il se pencha, ramassa un bout de branche et commença à gribouiller autour du rocher un cercle qui ne fermait pas. Karadoc, pour faire sérieux, sortit de sa besace une ficelle au bout de laquelle pendait un caillou.
« Et moi je nivelle », déclara-t-il. « Niveau. Si le caillou ne bouge pas, c’est que tout va bien. Si le caillou bouge, c’est que tout va mal. C’est mathématique. »
« Touchez pas à la pierre », aboya un soldat en avançant.
Perceval leva un doigt pédagogique.
« Justement, nous ne touchons pas. Nous entourons. C’est différent. Si vous connaissiez votre métier, vous feriez la nuance. »
« Votre métier ? » s’étrangla l’autre.
Urgan étendit les bras comme un prédicateur qui appelle la pluie.
« Fils de la doléance, que la parole vous soit claire : on n’entoure pas un mystère avec un bout de ficelle, sans quoi l’on finit par ficeler sa propre bêtise ! Et je ne suis pas homme à tresser des paniers avec des ombres ! »
« Vous avez très bien résumé mon point de vue, Monsieur », reconnut Perceval, ravi. « Phase deux : sonorité. »
Avant qu’on l’arrête, il posa l’oreille contre la pierre, ferma les yeux, puis colla ses phalanges et toqua trois fois : « toc-toc-toc », avec une science si appliquée que même deux gardes penchèrent la tête pour « écouter ».
« Son plein », diagnostiqua-t-il. « Pleinissime. »
« Ça existe pas, « pleinissime » », répliqua Karadoc. « C’est « plénipotentiaire » »
« Non, ça c’est pour les sauces. »
Deux soldats s’étaient faufilés entre eux pour les dégager du périmètre. Pendant qu’ils prenaient chacun un coude, Perceval hurla soudain, outré :
« Voilà ! Vous avez tout fichu en l’air ! Vous avez dérèglé le niveau ! Recommencez depuis le début ! »
« Taisez-vous ! » coupa Urgan. « Silence ! Silence, je dis, sinon j’ordonne le silence à la voix haute ! Et prenez acte : débat sans sceau est punissable de murmure , et je sais murmurer en public ! »
La confusion était totale. Les gardes s’engueulaient à mi-voix pour savoir s’il fallait les arrêter « un peu » ou « beaucoup ». Un vieux, au bord de la clairière, s’était mis à prier. L’enfant à la chèvre tirait de toutes ses forces en disant « viens voir la grosse pierre ». Un instant, tout fut à l’envers, et ce fut ce moment-là qu’Arthur choisit.
Il se glissa du talus au creux de l’herbe, longea la lisière comme une ombre. Venec, accroupi, comptait à voix basse : « dix… onze… douze… ». Arthur passa derrière la bannière noire où le vent frappait le tissu. Un garde tourna la tête à cause d’un éternuement de Karadoc (énorme, et d’une parfaite utilité). Le cercle s’ouvrit d’un pas et Arthur fut dedans, invisible à force d’être simple.
De près, la pierre était moins lisse qu’au souvenir : la pluie l’avait moussée par plaques, laissait des sillons fins sous la garde. Excalibur, elle, n’avait pas bougé. La garde ovale, l’or mat, la calotte simple. Il tendit la main et posa la paume sur la roche, d’abord. Le froid le traversa net ; il resta, une seconde, à respirer ce froid-là pour calmer le feu de l’estomac. Puis, comme on dit bonjour à une vieille amie qu’on n’est pas sûr d’avoir le droit d’étreindre, il fit glisser sa paume jusqu’à la garde.
La chaleur fut immédiate. Mince, contenue, une marée douce qui gonfle vos doigts de l’intérieur. La lame vibra sous sa peau, non pas comme un objet mais comme un animal qui vous renifle. Son cœur, qui cognait trop vite, calqua son rythme sur cette vibration — une, deux, trois — et les pensées s’alignèrent. Tu m’as laissé partir. Je reviens. Fais que je ne mens pas. Il tira.
Rien ne grinça. Il y eut un infime soupir, une sorte de chuintement clair, pas plus fort qu’une corde qu’on détend. La lame sortit de la pierre comme on retire une aiguille d’un tissu sans en arracher une fibre. Une lumière faible, pas éclatante mais dense, courut le long de l’acier et s’éteignit sans faire d’histoire. Arthur laissa monter l’épée, jusqu’à hauteur d’yeux, et la neige qui n’existait pas dans la clairière sembla blanchir autour. La peur se dissipa d’un coup si net qu’il en eut presque le vertige. Elle était là. Elle revenait à lui. Il attendit qu’elle se rallume. Un petit caprice de rien du tout, se dit-il. Mais rien du tout. Excalibur était devenue une épée quelconque. Arthur n’eut pas le temps de s’en émouvoir.
« Par le grain et l’écorce ! » lâcha un garde.
« Oh! » fit Perceval, sidéré. « Sire, vous voyez ! Je… je l’avais dit ! »
Karadoc souleva son doigt comme un professeur.
« Ça prouve qu’il y a adhérence. C’est mécanique. Entre la main et le manche, c’est une affaire de poigne. »
« Taisez-vous, vous deux », fit Venec, trop bas pour que les soldats l’entendent et trop féroce pour qu’on ne l’obéisse pas.
Urgan avait blêmi. L’un de ses sourcils tressauta. Il avança d’un pas, déglutit, et sa voix, quand elle partit, s’accrocha aux branches basses des arbres.
« Mes braves ! Qu’on ne confonde pas lubie et liturgie ! Épée qui sort ne fait pas loi qui entre ! Et je ne suis pas homme à mettre la clef sous la porte d’un château dont on n’a pas sonné ! À l’arc ! À l’arc, dis-je ! »
Deux archers montèrent leurs arcs, réflexes encore intacts. Venec, qui s’était déjà décalé, ramassa une pierre et la jeta de côté. Elle heurta un bouclier posé contre un tronc, le bruit fit sursauter un des hommes qui lâcha sa corde trop tôt : la flèche s’envola verticalement, retomba trois pas derrière. L’autre hésita juste assez pour que l’hésitation devienne contagieuse : il regarda sa main, puis l’épée, puis Urgan.
Arthur ne leva pas la lame comme on parade. Il abaissa Excalibur le long de sa cuisse, tourna son épaule, et marcha. Une, deux, trois enjambées. La sobriété de ce geste fit plus que la lumière : on ne marche pas contre un roi qui marche comme un roi. Deux soldats s’écartèrent sans s’en rendre compte. Un troisième recula d’un pas. Urgan gronda :
« Halte ! Halte ou je déclenche la pluie ! Car sachez-le : la météo appartient à celui qui parle plus fort, et moi, j’ai fait mes humanités en tempête ! »
« Si vous déclenchez la pluie », répliqua Karadoc très sérieusement, « pensez à prévenir, j’ai laissé une miche dehors. »
Arthur n’accéléra ni ne ralentit. Au bord du cercle, il retrouva Perceval et Karadoc qui, par miracle, n’avaient pas été embrochés. Venec les happa d’un bras et fit signe vers la haie.
« Par là », dit Arthur. « Pas de gestes. Pas d’héroïsme. On s’en va. »
« Sire », souffla Perceval, haletant, vous l’avez fait. « Je… Je le savais. Enfin, je le sentais. Enfin, je le présumais avec un fort taux de conviction. »
« Très bien », répondit Arthur, sans chaleur mais sans sécheresse non plus. « Fermez-la et marchez. »
Ils quittèrent la clairière par la lisière, au même rythme que des hommes qui n’ont rien à prouver. Derrière, Urgan, à qui revenait la charge de sauver la face, monta sur un gros caillou pour gagner six pouces et tonitrua :
« Qu’on sache, pour les annales : miracle en petit comité ne fonde pas constitution ! Et si quelqu’un écrit le contraire, je lui mets l’encrier sur la tête ! Parole d’Urgan : homme de volet, je ferme quand il faut, j’ouvre quand ça m’arrange ! »
« Il est très fort », murmura Venec, hilare malgré lui. « Il arrive à parler sans dire « reculez » ».
« Il a dit « encrier » », nota Karadoc, admiratif. « C’est élégant. »
« Taisez-vous », répéta Venec, mais il souriait.
Ils reprirent le sentier qui serpentait entre deux coulées d’ajoncs. Arthur passait le premier, Excalibur pendue au long du manteau, la garde masquée par sa manche. Un groupe de curieux, restés en retrait pendant la scène, s’écartèrent en silence à leur passage. Personne ne dit « Sire ». Personne ne cria « Arthur ». Deux visages seulement s’ouvrirent sur une certitude muette. Le reste voyait un homme maigre avec un manteau trop large, escorté par trois braillards et un voyou au regard vif. La Bretagne, pour l’heure, n’avait pas de roi en image. Elle n’avait qu’un bruit à colporter : il a tiré l’épée .
Quand ils furent hors de vue, Venec fit bifurquer le groupe dans un fossé, puis sous un rideau de noisetiers. Il prit le temps d’écouter la poursuite : pas de cavalcade, pas de trompe. Urgan, sans doute, préférait gourmer ses archers que courir l’ombre d’un homme. Arthur s’arrêta au pied d’un talus où l’argile mettait au jour des stries plus sombres.
« Par ici » dit-il. « Collez-vous et mettez vos mains où vous mettez vos pieds. »
Ils glissèrent le long de l’argile, puis se faufilèrent dans un couloir d’aubépines où la lumière devenait vert d’eau. Les bruit du plateau s’assourdirent. Perceval trébucha sur une racine, se rattrapa à un tronc et chuchota : « Pardon » à l’arbre. Karadoc soufflait comme un soufflet de forge. Venec fermait la marche, l’œil sur les éclats de lumière entre les branches qui pouvaient trahir un poursuivant.
« Vous avez un plan, j’espère », dit-il enfin, sans la gouaille, presque grave.
« J’ai mieux », répondit Arthur. « J’ai un chemin. »
« Un sentier ? »
« Un passage. Sous la plaine. Très vieux. On l’a dégagé jadis pour des travaux et refermé presque aussitôt. Personne n’en veut, c’est trop humide. Personne sauf… moi. Et Lancelot. »
« Ah », fit Venec. « Donc potentiellement piégé. »
« Potentiellement oublié. Il privilégie les murailles et les portes. Moi, je privilégie là où on ne vous regarde pas. Urgan aura vite fait de colporter la nouvelle pour Excalibur » puis le regard du roi se promena sur les visages silencieux mais familiers. « Faites bien attention. Nous ne sommes pas les bienvenus »
Chapter 20: Un fantôme sur la plaine
Chapter Text
Ils descendirent encore, traversèrent un ruisseau large d’une botte où l’eau mordait les chevilles. L’argile tachait les ourlets. Les ronciers s’écartèrent comme tirés à la main, révélant un replat couvert de cailloux. Au centre, une dalle plus claire que les autres, presque ovale, posée là comme un couvercle.
Arthur posa Excalibur contre son genou, s’agenouilla et passa la main sous la mousse qui ourlait la pierre. Ses doigts cherchèrent, trouvèrent ce qu’ils savaient devoir être là : une encoche à peine plus grande que l’ongle.
« Écartez-vous », dit-il sans lever les yeux.
Perceval retint son souffle. Karadoc, par réflexe, recula de trois pas et marcha sur le pied de Venec (« Pardon » — « Taisez-vous »). Arthur introduisit l’ongle, sentit le petit jeu, tira. La dalle bougea d’un doigt, puis d’un autre, puis se souleva comme un couvercle qui cède, découvrant un trou plus noir que le reste du monde. Une bouffée d’air froid monta du dessous, humide, avec une odeur de pierre lavée.
« On y va sans torche ? » chuchota Perceval, comme pour ne pas réveiller quelque chose.
« Dix pas sans », dit Arthur. « Ensuite, on allume un bout de résine. Et vous faites attention à vos pieds : c’est pavé au début, puis ça s’effondre un peu, puis ça redevient solide. »
« C’est très rassurant, merci », marmonna Venec.
« Et on débouche où ? » demanda Karadoc. « Dans la cuisine ? Parce que si c’est la cuisine, moi, je… »
« Une entrée dans le château, mais nous, on débouche devant le château », coupa Arthur. « Dans la plaine, derrière un alignement de pierres. On sera vus si on veut. C’est ce qu’il me faut. »
Il prit Excalibur dans la main gauche pour descendre le premier, la lame collée au manteau pour ne pas heurter la pierre. Les semelles frappèrent un seuil irrégulier, puis le bruit des pas devint une matière : voilé, comme si l’air était plus épais. Venec, derrière, se glissa à son tour et tendit la main pour aider Perceval, puis Karadoc. Quand ils furent tous quatre dans le ventre de la terre, Arthur tira la dalle sur eux. Le cercle de jour se rétrécit, vibra un peu, s’éteignit.
« On allume quand ? » demanda Perceval, retenant une envie de tousser.
« Maintenant », dit Arthur.
Le petit feu gras d’une mèche de résine s’alluma dans un creux de main. La lumière jaune accrocha les parois. Le tunnel, bas, courait en pente douce, avec au sol des dalles disjointes, certaines à demi avalées par la boue. Des racines pendaient comme des cordes.
« Et vous êtes sûr que Lancelot n’a pas envoyé quelqu’un vérifier ici ? » risqua Venec.
« Non, je pense pas » dit simplement Arthur
Ils avancèrent ainsi un long moment, le pas mesuré, le souffle bas. Par endroits, l’eau gouttait en notes régulières, comptant le temps mieux qu’une clepsydre. Perceval murmurait des « pardon » aux pierres contre lesquelles ses coudes frottaient. Karadoc, pour s’empêcher de penser à la terre au-dessus, marmonnait une liste de plats qu’il mangerait après. Venec, silencieux, déroulait déjà dans sa tête la suite : où dormir, où se cacher, qui approcher, qui éviter. Arthur, lui, marchait avec la sensation neuve d’avoir remis la main sur sa colonne vertébrale. La panique qui l’avait serré au rocher s’était retirée. Restait une densité, comme si chaque pas ajoutait du poids là où il n’y en avait plus.
« Sire ? » fit Perceval, incapable de se taire plus longtemps.
« Quoi encore ? »
« C’était beau, tout de même, quand elle a fait « vvvvv ». Vous avez entendu ? Un peu comme une abeille mais en plus royal. »
Arthur ne répondît pas, même s’il était plutôt d’accord.
« Moi j’ai surtout vu que ça tenait bien dans la main », dit Karadoc. « Une bonne prise, pas trop épaisse. C’est important, la section du manche. En cuisine, c’est pareil. »
« Si vous commencez à comparer Excalibur à une louche, je remonte vous assommer », trancha Venec.
« Je dis ça pour rendre service », protesta Karadoc. « Il faut penser ergonomie. »
« Taisez-vous tous les deux », conclut Arthur.
Au bout d’une demi-heure qui en parut deux, la pente remonta. Le tunnel s’élargit, l’air changea, moins humide, plus froid. Arthur leva la main. Ils s’arrêtèrent. Il souffla la mèche ; la nuit redevint un morceau compact avec, au loin, un gris plus clair.
« On y est », dit-il. « Encore dix pas. Ensuite, on soulève. Et on regarde. »
« On fait quoi si y’a des gardes ? » demanda Venec.
« On reste couchés. On attend qu’ils aient autre chose à faire. »
Ils avancèrent à tâtons, à la main, sur les parois, jusqu’à sentir, devant, la rugosité d’une autre dalle. Arthur tâta le bord, trouva l’angle, fit signe. À quatre, ils soulevèrent — doucement — jusqu’à entrouvrir un losange de jour. La lumière de la fin d’après-midi coula dans leurs yeux. Par l’interstice, on voyait l’herbe rase de la plaine et, au loin, les murs de Kaamelott qui barraient l’horizon comme une falaise posée là exprès. Un pan de rempart, deux tours, la porte à gauche. Pas d’escouade dans l’axe. Deux sentinelles minuscules au sommet, silhouettes grises dans le gris.
Arthur referma. Une seconde, dans le noir, il ferma les yeux. Il sentit la garde d’Excalibur sous ses doigts — chaude encore, ou bien était-ce sa paume qui avait cessé d’être glacée. Guenièvre lui traversa l’esprit, très vite, avec le soleil de Chypre dans les cheveux, les mains pleines d’odeur d’herbes, et ce regard quand elle disait : moi, je reste. Il remit cette image-là dans la poche où il mettait le mal du ventre, le besoin, la honte : plus tard.
« On va bivouaquer ici », dit-il. « Pas de feu. On ressort à l’aube. Et a près… on avise »
« Vous avez entendu, messieurs ? » souffla Venec. « Pas de feu. Karadoc, votre miche, c’est non. »
« Je jette juste un coup d’œil », proposa Perceval, la voix pleine d’un espoir idiot. « On pourrait pas… Je sais pas… voir encore un peu l’épée ? »
« Vous la verrez assez », répondit Arthur, presque doux pour une fois. « Dormez. Si vous pouvez. »
Ils s’installèrent contre la paroi, chacun son silence. Au-dessus, la plaine avalait la fin du jour. Très loin, un cor de garde sonna une note brève. Dans le ventre de la terre, l’odeur froide posa la main sur leurs fronts. Venec, les yeux ouverts, compta ses respirations, puis celles d’Arthur, à côté, qui se calaient, l’une sur l’autre, sans qu’aucun des deux ne s’en rende compte. Perceval finit par somnoler avec un sourire. Karadoc rêva de louche à manche ergonomique.
Juste avant de tomber, Arthur eut une dernière pensée sèche, nette comme un lac calme :
Lancelot connait ce passage. Moi aussi. Cette fois, j’arriverai le premier.
A l’aube, Arthur sortit du tunnel le premier. L’air libre lui frappa le visage comme une gifle : humide, chargé de l’odeur de terre et de pierre. Ses yeux, un instant aveuglés par la lumière du jour, mirent quelques secondes à distinguer ce qui s’étendait devant lui.
Il resta figé.
La plaine.
Là où s’étendait encore une épaisse forêt, une mer de troncs et de feuillages, il n’y avait plus rien. Des souches noircies, des champs maigres rongés par les flammes et l’abandon. Tout avait été rasé. Les arbres qui avaient veillé sur le château depuis des générations n’étaient plus que des cicatrices au sol. Arthur sentit sa poitrine se serrer.
« Qu’est-ce que c’est que ce carnage… » souffla Venec, sortant derrière lui.
Perceval et Karadoc se bousculèrent dans l’ouverture, trébuchant sur les cailloux. Le premier leva des yeux ronds, incapable de formuler quoi que ce soit. Le second mâchonna sa lèvre, comme si la vue d’un tel désert lui coupait l’envie de parler.
Arthur fit un pas en avant. Le vent souleva sa cape usée, et il posa ses yeux sur le château.
Kaamelott.
Le choc fut plus violent encore. Là où, autrefois, la forteresse surgissait du couvert forestier comme un bastion imprenable, elle se dressait désormais nue sur la plaine, exposée de toutes parts. Les murailles semblaient plus hautes encore, plus menaçantes, privées de la protection naturelle qui avait longtemps fait partie de leur force. Les tours grises découpaient le ciel bas, et de petites silhouettes, minuscules mais bien réelles, se mouvaient le long des créneaux : des sentinelles, armées d’arcs et de lances.
Arthur serra les poings. On avait éventré son royaume, mis sa demeure à nu. La Bretagne n’était plus que cicatrices et plaies ouvertes.
« Y a plus d’arbres… » remarqua Perceval, enfin capable d’articuler une phrase.
« Vous êtes perspicace », fit Venec sèchement.
Arthur ne dit rien. Ses yeux, sombres et brûlants, restaient fixés sur la herse abaissée.
Dans le château, les domestiques vaquaient à leurs occupations. Une énième réunion était organisée entre le Jurisconsulte, Loth et Galessin. Ce dernier, qui n’écoutait que d’une oreille, regardait de temps en temps par la fenêtre. Ses sourcils se froncèrent en voyant la silhouette noire qui s’approchait de plus en plus.
« Euuuuh… Sire ? » il s’adressa à Loth.
Le roi d’Orcanie, accoudé à la table, jouait avec une bague en or en répétant pour lui-même une formule latine qu’il avait déjà écorchée trois fois.
« Tempora… mori… tempora… enfin, vous voyez l’idée. »
« Non mais regardez dehors », insista Galessin, de plus en plus nerveux.
Loth leva les yeux, agacé.
« Qu’est-ce qu’il y a? «
Galessin désigna la fenêtre d’un geste sec. Le Jurisconsulte, toujours droit comme un piquet, intervint d’une voix forte :
« Un homme seul qui s’avance vers une forteresse royale sans bannière ni escorte, c’est une violation manifeste des codes de guerre. C’est déjà un crime de lèse-majesté. »
« Oh ça va, laissez vos bouquins tranquilles », trancha Loth. « C’est qui, ce guignol ? »
Il s’approcha à son tour de la fenêtre. La silhouette, effectivement, avançait seule dans la plaine nue. Pas de cheval, pas d’armure clinquante, juste une cape sombre, un pas régulier, la tête haute.
Ils s’approchèrent tous trois de la fenêtre. La silhouette avançait à pas lents dans la plaine nue, sans se presser, comme si rien n’existait autour d’elle. La cape sombre battait à chaque rafale de vent.
« Peut-être un pèlerin ? » hasarda Dagonet, qui venait d’entrer, la bouche encore pleine de dattes séchées.
« Un pèlerin qui marche droit sur une forteresse militaire ? » siffla Galessin. « Faut être plus qu’un abruti pour faire ça. »
Le Jurisconsulte prit un ton professoral :
« Il existe des précédents. En l’an trois cent soixante, un berger a voulu négocier la libération de ses brebis capturées… il a été écartelé séance tenante. »
« Et vous trouvez ça rassurant, peut-être ?! » explosa Galessin.
Loth haussa les épaules, un sourire en coin :
« Moi je dis qu’on le laisse approcher. Il va bien finir par montrer ses couleurs. »
« Sauf s’il a des renforts planqués dans la colline », répliqua Galessin. « Vous voulez qu’on se fasse surprendre comme des bleus ? »
« Oh, ça va, on n’est pas à Rome ici », ironisa Loth. « Et puis… Audaces fortuna juvat. La fortune sourit aux audacieux. »
« Ça ne veut rien dire », marmonna Galessin.
« Ben si », protesta Loth, un peu vexé. « Enfin… à peu près. »
Le Jurisconsulte frappa du plat de la main sur la table.
« Messires, le problème n’est pas de savoir si c’est un pèlerin ou un berger, mais de déterminer quelle est la procédure légale. Moi, je dis qu’on envoie les archers immédiatement. »
Dagonet ouvrit de grands yeux.
« L’abattre comme ça ? Mais si c’est un messager, on va avoir l’air de quoi ? »
« D’un pouvoir solide et sans concession ! » répondit fièrement le Jurisconsulte.
« Ou d’une bande de paranoïaques », rétorqua Galessin.
Loth leva la main pour les calmer.
« Bon, arrêtez vos jérémiades. On va faire simple : on appelle Lancelot. C’est son château, après tout. Qu’il vienne jeter un œil. »
« Sage décision », dit le Jurisconsulte, mais son ton trahissait la frustration de ne pas avoir eu le dernier mot.
Quelques instants plus tard, la grande salle se fit silencieuse. Lancelot entra, sa haute silhouette drapée de blanc et de gris, les traits tirés par des nuits sans sommeil. Ses yeux glacés se tournèrent vers eux.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Galessin s’inclina à demi, embarrassé.
« Un homme s’approche. Seul. On ne sait pas qui c’est. »
Lancelot s’avança jusqu’à la fenêtre, ses pas résonnant sur les dalles de pierre. La salle s’était tue, chaque homme retenait son souffle. Il posa une main gantée sur l’encadrement, l’autre sur sa taille, et plissa les yeux vers la plaine.
Au loin, la silhouette avançait toujours. D’abord indistincte, juste une masse sombre contre l’herbe rase. Mais il y avait dans sa démarche une rigidité, un port d’épaules qu’il connaissait trop bien. Chaque pas, chaque balancement de cape ravivait des souvenirs qu’il croyait enterrés.
Un pli se creusa entre ses sourcils. Son cœur accéléra, cognant douloureusement dans sa poitrine.
Puis, soudain, un mouvement du manteau, un éclat furtif de métal au soleil couchant. Lancelot se raidit. Sa gorge se serra. Il n’y avait plus de doute possible.
« … Arthur. »
Le nom tomba de ses lèvres dans un souffle rauque, presque incrédule. Mais ses yeux, eux, s’emplirent aussitôt de certitude, comme si l’univers entier venait de se concentrer sur cette seule silhouette.
Un instant, il eut l’impression que les murs de la salle s’écartaient, que tout disparaissait : les trahisons, les intrigues, le trône qu’il avait usurpé. Ne restait que lui, debout, et Arthur, avançant vers lui comme jadis il avançait vers ses ennemis.
La colère monta, brûlante, mais elle se heurta à autre chose : une peur sourde, glaciale, comme un enfant surpris à commettre une faute. Car Lancelot savait. Il savait qu’il avait franchi une ligne dont on ne revient pas. Et malgré les armées, malgré les murailles, malgré les années, un seul regard d’Arthur suffisait à le ramener à ce qu’il avait toujours été : un élève, un compagnon, un frère d’armes.
Ses doigts se crispèrent sur la pierre de l’appui. Son souffle devint plus court. Derrière lui, Galessin marmonna, hésitant :
« Mais… vous êtes sûr, Sire ? Ça pourrait être n’importe qui… »
« Non », trancha Lancelot sans détourner les yeux. « Je le reconnaîtrais entre mille. »
Un silence pesant suivit. Ses alliés baissèrent les yeux, comme si le nom seul avait convoqué un fantôme.
Lancelot se redressa lentement. Ses épaules frémirent, son visage se durcit jusqu’à n’être plus qu’un masque d’orgueil et de haine. Mais sous ce masque, un éclat fragile continuait de briller : la panique de celui qui se savait déjà jugé.
Sans un mot, il fit volte-face. Sa cape claqua derrière lui. Les gardes se redressèrent sur son passage, mais il n’accorda à personne un regard. Il descendait, déjà, les marches qui menaient à la plaine.
Dans ses entrailles, un tumulte grondait : la rage de l’homme trahi, la douleur de l’ami perdu, la peur de celui qui sent la fin s’approcher.
Chapter 21: L’ami perdu
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La plaine, nue, battue par un vent aigre, semblait retenir son souffle. Pas un cri, pas un ordre. Les soldats de Lancelot, archers et lanciers, formaient un cercle large mais hésitant, leurs visages fermés sous les casques. Devant eux, deux hommes, seuls, se faisaient face. Arthur, le manteau soulevé par la brise, Excalibur dans la main, et Lancelot, longiligne, vêtu de ce cuir grisâtre qui lui donnait l’air d’un reptile. Ses cheveux, qu’il entretenait autrefois avec tant de soin, collaient à ses tempes, mouillés de sueur. Ses joues étaient creusées, ses lèvres sèches, mais ses yeux… ses yeux brûlaient d’une folie glacée.
Arthur, en le voyant, eut un pincement au cœur. En quelques mois, son ancien compagnon semblait avoir pris dix ans. Ce n’était plus le beau chevalier qu’il avait connu, sûr de lui, brillant. C’était un homme rongé, consumé de l’intérieur. Et malgré la colère qui le tenait droit, Arthur sentit naître une peine sourde.
« Où est Guenièvre ? » demanda Lancelot, sans même un salut, la voix vibrante, les poings crispés.
Arthur resta interdit. Ses doigts se crispèrent autour de la garde d’Excalibur. Après des mois de chaos, de trahison, de guerre civile, tout ce que Lancelot trouvait à demander concernait Guenièvre ?
« C’est ça, la première chose que vous avez envie de me dire ? » souffla-t-il, incrédule.
Lancelot fit un pas de plus. Ses yeux étincelaient d’un éclat fou.
« Dites-moi où elle est. »
Arthur inspira profondément, serrant la garde d’Excalibur.
« En sécurité. Loin d’ici. Je peux savoir ce que vous avez fait à mon château ? » dit-il en désignant, d’un geste ample, la plaine dénudée, la forteresse sans vie.
Un sourire cruel étira la bouche de Lancelot.
« J’en ai fait ce que j’en ai voulu. Vous m’avez confié le pouvoir, vous vous rappelez ? »
Ces mots frappèrent Arthur comme un coup. Derrière lui, Venec, Perceval et Karadoc échangèrent des regards sidérés. Les révélations de Lancelot confirmaient ce qu’ils craignaient : Arthur n’avait pas été renversé, il avait lui-même confié la couronne… et Lancelot l’avait trahie.
Arthur fit un pas vers lui, la colère montant dans sa gorge.
« Vous croyez que je vous ai confié le pouvoir pour que vous martyrisiez mon peuple ?! » explosa-t-il.
Puis, comme à bout de force, il laissa retomber son bras, son souffle saccadé.
« Qu’est-ce qui vous est arrivé, Lancelot ? Vous étiez le meilleur de mes chevaliers. Vous étiez mon ami. »
Un instant, très bref, Arthur crut voir un éclat d’humanité passer dans les yeux bleus de son ancien compagnon. Mais aussitôt, la flamme de la folie reprit le dessus.
« Vous. Voilà ce qui m’est arrivé. Mais je vais régler ce problème. »
Il tira son épée.
Loth, accoudé à la table, ne jouait plus avec sa bague. Ses yeux fixaient la plaine.
« Tempora… mori… non, non… Tempora bellum, ça sonne mieux », marmonna-t-il, mais sa voix manquait de sa désinvolture habituelle.
Galessin s’était avancé à la fenêtre, crispé.
« Il va l’affronter… il va vraiment l’affronter… »
Le Jurisconsulte, raide comme un piquet, posa ses mains sur la table.
« Messires, si cet homme est bien Arthur, nous sommes en état de haute trahison. Soutenir Lancelot devient un crime. La logique est implacable. »
« Oh, vos logiques ! » grogna Loth, mais il avait pâli.
« Si Arthur triomphe », continua le Jurisconsulte, « nous serons bannis, peut-être pendus. »
Galessin se tourna vers Loth.
« Arrêtez de dire n’importe quoi. Arthur n’a jamais pendu personne »
« Alors on fait quoi?? » hurla le Jurisconsulte.
Loth regarda Galessin à son tour, interdit.
« On s’en va. Mieux vaut fuir qu’être banni »
Dans la plaine, Lancelot bondit. Sa silhouette, longue et nerveuse, fendit l’air avec une brutalité presque animale. Sa lame décrivit un arc étincelant, rapide comme l’éclair, et vint heurter Excalibur dans un fracas métallique. Le choc résonna dans les bras d’Arthur, s’enfonça dans ses épaules, fit vibrer ses os. La force de Lancelot, malgré son corps amaigri par des mois d’obsession et de veille, demeurait redoutable, comme si la folie avait remplacé la chair.
Leurs épées s’entrechoquèrent encore, et chaque impact produisait une gerbe d’étincelles, éclats lumineux qui tombaient aussitôt dans la poussière noire de la plaine. Arthur recula d’un pas, les jambes solides malgré la fatigue, Excalibur levée devant lui, prête à encaisser le déchaînement. En face, Lancelot tournait autour de lui, le regard fou, la bouche crispée, tel un prédateur qui guette la faille. Sa démarche était saccadée, presque convulsive, mais sa lame frappait avec une précision implacable, comme guidée par une haine qui ne faiblissait pas.
Chaque coup tombait avec la rage d’un homme qui n’avait plus rien à perdre. Arthur résistait, ses appuis fermes, ses parades nettes, mais son souffle devenait plus lourd à mesure que l’assaut s’intensifiait. Leurs lames se répondaient comme deux cloches de guerre, frappant l’une contre l’autre à un rythme brutal, qui faisait trembler l’air et vibrer le sol sous leurs pas.
En retrait, Venec suivait le duel, immobile, le visage fermé. Ses poings étaient crispés, ses jointures blanches, comme s’il combattait lui aussi, par procuration. Plus loin, Perceval haletait, chaque échange de coups résonnant dans sa poitrine comme s’il en avait reçu lui-même la charge. Karadoc, figé, observait la scène avec une angoisse muette, ses mains moites triturant nerveusement un pan de son manteau.
Puis survint le choc décisif. Un coup plus violent que les autres fit reculer Arthur. Sa botte glissa sur la terre nue, encore marquée par les sillons de l’armée de Lancelot. Son équilibre vacilla, et ce bref instant de déséquilibre fit jaillir un éclat de triomphe dans les yeux du chevalier du Lac. D’un bond, Lancelot se projeta en avant, le corps tendu, la lame prête à percer.
Mais ce fut alors qu’il s’empala.
La pointe d’Excalibur transperça sa cuirasse comme du cuir sec, d’un geste aussi net qu’irréversible. Le métal grinça, la chair céda, et tout le corps de Lancelot se figea dans une stupeur muette. Ses yeux s’écarquillèrent, se remplirent d’une terreur enfantine.
« Non… non… » balbutia Arthur.
Il lâcha son épée, ses mains se plaquant sur la blessure de Lancelot. Mais le sang jaillissait déjà, sombre, chaud, tachant la terre. Le chevalier le repoussa, puis lui tourna le dos, trébuchant en direction de Kaamelott, comme pour y trouver refuge. Mais ses forces l’abandonnèrent rapidement.
« Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir… » répétait-il, paniqué, en trébuchant, s’effondrant à genoux.
Les yeux d’Arthur se brouillèrent de larmes.
« Lancelot… »
Il s’agenouilla à ses côtés, l’attrapa avant qu’il ne s’écroule tout à fait. Le posa contre ses genoux, comme un frère.
La peau de Lancelot perdait le peu de couleurs qu’elle avait encore, ses lèvres bleuissaient. Ses yeux bleus cherchaient les siens avec une détresse insoutenable. Des sanglots déformaient son beau visage.
« J’ai peur… » pleura-t-il, haletant. « Aidez-moi… aidez-moi… »
Arthur posa une main sur sa joue, incapable de retenir ses larmes.
« Je suis là. Je vous laisse pas. »
Jamais il n’avait voulu cela. Jamais il n’avait pensé tuer celui qui avait porté Kaamelott avec lui si longtemps. Mais le sang s’écoulait, implacable, et Lancelot suffoquait. Il regarda Arthur, et, soudain, ses yeux se tarirent, comme s’il ne voulait pas montrer la moindre faiblesse. Ses supplications se brisèrent peu à peu, jusqu’à ce que son souffle s’arrête.
« Guenièvre »
Ses yeux restèrent ouverts, fixés sur Arthur, mais vides.
Un silence de tombeau tomba sur la plaine. Même les soldats de Lancelot baissèrent la tête.
Arthur resta figé, tenant toujours le corps de son ami. Puis, brusquement, il poussa un cri rauque, un cri d’animal blessé. Il saisit Excalibur et frappa le sol, encore et encore, la lame s’enfonçant dans la terre, éclaboussant de poussière.
« Pourquoi ?! » hurla-t-il. « Pourquoi… »
Après de longues minutes où personne n’osait bouger, Venec posa une main hésitante sur son épaule, mais Arthur la repoussa violemment. Ses yeux, rougis, fixaient le château.
« Ils ont trahi », dit-il d’une voix brisée. « Tous. »
Il se releva lentement, Excalibur à la main, son manteau noirci de sang.
« Et ils paieront. »
Puis son regard se porta une dernière fois sur Lancelot.
« Aidez-moi à l’enterrer »
Sans un mot, mais en essuyant discrètement quelques larmes, Perceval et Karadoc s’approchèrent pour porter le corps de Lancelot au château.
Le roi était revenu.
Chapter 22: Le souffle
Chapter Text
Le matin s’était levé sur Chypre dans une clarté blanche, presque douce. L’air sentait la poussière et la mer. La maison, blanche et basse, respirait la paix. Guenièvre, les bras nus, tirait de l’eau du puits. Son foulard glissait le long de sa nuque, un sourire léger effleurait sa bouche. Dikhil râlait contre le soleil qui cognait trop fort, Alzagar rangeait des filets sur le muret. C’était un matin simple, tranquille — un matin comme elle les aimait.
Quand un cavalier s’arrêta au portail, le pas lourd, couvert de poussière, elle ne leva même pas les yeux.
« Je cherche la maison d’Algazar »
Dikhil ricana.
Guenièvre gloussa discrètement.
Alzagar se leva, s’avança vers lui:
« Al-za-gar. Vous savez pas lire? »
« Ben non » grogna le cavalier en le regardant de bas en haut. « C’est vraiment vous? »
« Oui c’est moi »
« Quelle est la première phrase que vous ayez dites au roi Arthur? »
Le cœur du chasseur de primes rata un battement puis s’emballa.
« Qu’est-ce que ça peut t’foutre? »
« J’dois demander »
Son cheval piaffa, impatient d’aller boire après cette interminable chevauchée. Alzagar flatta son encolure.
« Bonsoir, Sire »
Le cavalier acquiesça et lui tendit un parchemin, puis éperonna son cheval qui partit au grand galop.
Alzagar prit la lettre tendue par le messager, la déplia, la lut sans un mot. Son visage se referma, lentement, comme une porte qui claque sans bruit.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Guenièvre.
Il hésita. Puis il lui tendit le parchemin, le regard fuyant.
Elle reconnut l’écriture dès la première ligne.
Trois phrases.
Aucune fioriture.
Kaamelott est repris.
Ramenez vos fesses, tous les deux.
Arthur.
Le seau qu’elle tenait bascula. L’eau s’étala sur le sol, froide, éclaboussant ses chevilles.
Elle ne dit rien.
Elle sentit seulement quelque chose s’effondrer à l’intérieur d’elle, un bruit sourd, comme une poutre qui craque sous son propre poids.
Kaamelott.
Ramenez vos fesses.
Chaque mot vibrait dans sa tête comme un glas.
Elle revoyait les murs du château, les pierres grises, la cour pleine de regards, la solitude dorée.
Et Arthur, au milieu, comme un souvenir qu’on voudrait arracher de soi sans y parvenir.
Ses doigts se crispèrent sur la lettre. Le papier se froissa, puis glissa de sa main pour tomber dans la poussière. L’encre commença déjà à baver sur le sol humide.
Son cœur s’emballa. Trop vite. Trop fort.
L’air ne rentrait plus.
Guenièvre leva les yeux vers Alzagar, mais ne vit que la peur dans son propre reflet.
Une peur ancienne, celle d’être à nouveau enfermée, étouffée, rendue invisible derrière le mot reine.
Alors elle recula, puis tourna les talons et partit en courant.
« Guenièvre ! » appela Alzagar.
Mais elle ne s’arrêta pas.
Ses pieds heurtaient la poussière du sentier, ses sandales frappaient la pierre, le vent lui arrachait des mèches de cheveux. Elle descendit la pente vers la mer, le souffle brisé.
Quand elle atteignit la plage, le monde entier sembla exploser.
Elle voulut inspirer, mais ses poumons se refermèrent. Un bloc de pierre lui pesait sur la poitrine. L’air n’entrait plus.
Son cœur s’emballa, brutalement, cognant contre ses côtes comme un poing.
Elle sentit un frisson remonter le long de son dos, puis ses jambes se dérobèrent.
L’air se fit dense, trop lourd pour passer dans sa gorge.
Chaque souffle se coinçait.
Elle tenta de parler, aucun son ne sortit. Sa gorge s’était fermée.
La panique monta d’un coup — violente, animale.
Son champ de vision rétrécit, une ombre se refermant sur les bords de ses yeux. Elle perdit la notion du temps. Le monde se déformait autour d’elle.
Son corps n’obéissait plus : ses doigts s’agrippaient dans le vide, ses genoux tremblaient, ses dents claquaient.
Le sol semblait s’éloigner, les sons devenaient distants, étouffés, comme s’elle était sous l’eau.
Un gémissement lui échappa, presque un cri. Elle plaqua une main sur sa poitrine, l’autre sur sa bouche.
Elle voulait respirer, mais son corps refusait.
Chaque inspiration n’était qu’un sursaut.
Son estomac se tordit, un haut-le-cœur la prit, et elle chancela en avant.
Les battements dans sa tête s’accéléraient, sourds, implacables.
La seule pensée claire qui lui resta fut je vais mourir.
Puis elle sentit une main.
Ferme. Calme.
La main d’Alzagar.
Il était arrivé sans un mot. Il s’agenouilla derrière elle, la saisit par les épaules. Elle se débattit un instant, les gestes désordonnés, les yeux écarquillés.
« Respirez », murmura-t-il contre son oreille. « Vous m’entendez ? Respirez. »
Elle secoua la tête, incapable.
Son souffle venait par à-coups, douloureux, trop courts.
Alors il posa une main sur son sternum, doucement, exerçant une pression lente, régulière.
« Là. »
Il inspira profondément, exagérément, pour qu’elle le suive.
« Avec moi. »
Son propre souffle se synchronisa au sien, une vague après l’autre.
Peu à peu, la panique décroissait.
Guenièvre agrippa le poignet d’Alzagar, ses doigts s’y accrochant comme à une corde. Ses tremblements ne cessaient pas, mais l’air revenait. Ses poumons brûlaient, mais ils respiraient à nouveau.
Les larmes, elles, ne s’arrêtaient plus. Elles coulaient sans retenue, creusant des sillons sur ses joues, salées, amères, mêlées d’écume.
Le sable collait à sa peau, à ses genoux, à ses mains. Elle n’en avait cure.
Alzagar la tira lentement contre lui. Son torse était chaud, solide, vivant.
Elle y enfouit son visage, haletante, étouffée de chagrin.
Il ne dit rien.
Il la berçait doucement, un mouvement lent, régulier, comme pour apaiser la tempête qui hurlait encore dans sa poitrine.
Ses sanglots se firent plus faibles, plus espacés. Ses doigts se relâchèrent.
Quand enfin elle releva la tête, le vent avait séché ses joues, mais ses yeux étaient rougis, gonflés.
La mer s’étendait devant elle, immense et bleue, indifférente.
Elle murmura, la voix rauque :
« Je ne veux pas y retourner. »
Alzagar la regarda longuement.
Il aurait voulu lui mentir, lui dire qu’ils pouvaient rester.
Mais il savait.
Il posa simplement sa main sur la sienne, sans parler.
Derrière eux, Dikhil s’approchait à pas lents. Il tenait la lettre trempée entre deux doigts. Le vent en faisait battre les coins.
Guenièvre la regarda à peine. Elle fixait toujours la mer, le front pâle, les lèvres encore tremblantes.
La lumière, désormais plus forte, éclaboussait tout — les vagues, le sable, leurs visages.
Dans ce jour éclatant, Guenièvre se sentit pour la première fois prisonnière du soleil lui-même.
Tout ce qu’elle avait reconstruit ici : sa paix, ses rires, sa liberté — tout s’était brisé d’un seul trait d’encre.
Arthur l’avait rappelée.
Et elle savait qu’elle irait.
Mais à cet instant précis, dans le fracas des vagues, elle aurait donné tout ce qu’il restait d’elle pour ne jamais revoir Kaamelott.
Chapter 23: Encore un jour
Chapter Text
Les jours passèrent, lents comme s’ils se traînaient.
Le message d’Arthur restait sur la table, à moitié roulé, taché de vin. Personne n’osait y toucher. Il était là, muet et pesant, comme un rappel quotidien que le calme ne durerait pas. Guenièvre l’ignorait volontairement. Chaque matin, elle faisait mine de ne pas le voir. Mais chaque fois qu’elle passait près, son regard glissait malgré elle dessus, et son cœur battait plus fort. Elle tentait de remplir le temps. Elle faisait le pain, raccommodait des vêtements qui n’en avaient pas besoin, lavait le sol, puis le relavait. Tout était prétexte à retarder le départ. Elle rangeait, repliait, s’attardait sur les gestes les plus simples, comme si prolonger le quotidien pouvait retenir la mer à distance.
Alzagar la regardait faire sans mot dire. Lui aussi avait ses silences. Il réparait la barque, graissait les cordes, affûtait les outils. Ses mains faisaient ce qu’elles savaient faire : préparer un départ, vérifier cent fois les mêmes détails. Mais son esprit était ailleurs — loin devant, sur la côte bretonne, à imaginer le moment où il reverrait Venec. Cette idée le brûlait autant qu’elle le réchauffait. Il se surprenait parfois à sourire en silence, à penser à la barbe grise de son compagnon, à son regard trop vif. Puis il se reprenait, honteux, en entendant Guenièvre marcher derrière lui.
Elle, elle ne voulait pas partir. Et lui, il trépignait à l’idée de revoir son homme.
Il se sentait pris au piège, coupable d’être heureux d’un départ qu’elle redoutait.
Le soir, ils mangeaient sans un mot. Dikhil s’occupait de tout : le repas, le feu, la maison. Il les observait, calme, sans rien dire. Il savait, lui aussi, que quelque chose se terminait.
Un matin, Guenièvre sortit sur le pas de la porte. Le soleil cognait déjà sur les pierres. Le jardin sentait le sel et les figues mûres. Elle leva les yeux vers le ciel clair et dit, sans s’en rendre compte :
« Encore un jour. »
Juste ça. Une demande, une supplication. Comme si repousser le départ d’un jour, c’était gagner un peu de vie. Alzagar, qui rangeait ses outils, l’entendit. Il s’essuya le front du revers de la main, mais ne répondit pas. Il savait que protester ne servait à rien. Guenièvre tenait bon, obstinée. Alors il continuait, lui aussi, à bricoler pour patienter : réparer les rames, huiler la barre, retendre les cordages, même ceux qui n’en avaient pas besoin. Parfois, il pestait à mi-voix :
« On va finir par rester là »
Mais il disait ça sans vraie colère. La nuit, il dormait mal. Il rêvait de Venec. Toujours le même rêve : son rire rauque, son odeur entêtante, la chaleur d’une main sur son épaule. Et chaque matin, il se réveillait avec ce mélange de manque et d’impatience qui lui serrait la poitrine. Il se retournait dans son lit, partait vérifier que tout allait bien et voyait Guenièvre éveillée dans sa chambre, fixant le plafond, et la honte revenait. Il fermait la porte sans un bruit. Comment pouvait-il avoir hâte, alors qu’elle, elle perdait tout ?
Les jours s’étiraient. Guenièvre marchait souvent seule sur la plage. Elle suivait le rivage, parfois jusqu’à la crique. Le vent faisait voler ses cheveux, le sable collait à ses pieds nus. Elle s’asseyait sur une pierre et restait là des heures, les yeux perdus dans les vagues. Parfois, elle parlait toute seule, tout bas.
« J’étais bien ici… »
Ou :
« Il ne comprendra pas. »
Et puis elle rentrait, les épaules tendues, le visage fermé. Alzagar, quand il la croisait, faisait mine de ne rien voir. Mais il n’était pas dupe. Chaque jour qui passait la vidait un peu plus. Elle avait maigri, ses yeux étaient plus sombres. Le soleil dorait sa peau, mais elle avait l’air constamment gelée.
Un soir, il la trouva assise dans la cour, à demi dans l’ombre.
« Vous allez attraper froid », dit-il.
Elle haussa les épaules: tomber malade retarderai le départ. Il s’assit à côté d’elle. Le silence dura un moment. Puis il dit :
« Vous savez, je suis pas doué pour les discours. Mais là, faut qu’on parte. »
Elle serra les mains sur ses genoux.
« Je sais. »
« Et pourtant vous bougez pas. »
« Parce que j’ai peur »
« De quoi ? »
« De rentrer là-bas »
Elle parlait de son pays natal comme d’une contrée étrangère. Il la regarda longuement, les sourcils froncés, puis soupira, passa une main dans ses cheveux.
« Vous savez, moi aussi, j’ai peur. »
Elle leva les yeux.
« Vous ? »
« Ben oui. J’ai peur d’arriver là-bas et qu’il soit plus là. »
Venec. Le nom resta suspendu, non-dit, mais elle comprit. Un petit sourire triste lui traversa le visage.
« Il sera là. »
« Ouais. Mais c’est con, quand même, de se sentir coupable d’avoir envie d’y retourner. »
Elle posa une main sur son bras.
« Vous n’avez pas à vous en vouloir. »
« Si, un peu. Parce que pendant que moi, j’espère le revoir, vous, vous perdez tout. »
Elle secoua la tête.
« Je perds rien. Je retourne juste à ce que j’étais. »
Elle eut un rire sans joie.
« C’est presque pire. »
Les jours continuèrent de passer.
Le vent avait tourné. Il venait de l’est maintenant, chaud, collant, chargé d’odeur de sel. La mer gonflait doucement, impatiente. Dikhil, chaque soir, observait le ciel.
« Si vous partez pas demain, il faudra attendre la fin du mois. »
Alzagar grogna.
« On dirait qu’elle attend exprès. »
Guenièvre, sans se retourner, répondit :
« Oui. J’attends. »
Le lendemain, pourtant, elle se leva avant l’aube. La lumière orangée du lever de soleil filtrait à peine par les volets. Elle enfila sa robe, attacha ses cheveux, et sortit. L’air était frais, presque froid. Elle marcha jusqu’à la plage. Le sable était humide, la mer calme, un long ruban d’argent sous le ciel. Elle resta là longtemps, sans bouger. Puis elle murmura, à voix basse :
« D’accord. »
Quand elle revint, Alzagar l’attendait. Il n’eut pas besoin de poser de questions. Elle dit simplement :
« On partira demain. »
Il hocha la tête, sans un mot.
La journée fut longue. Guenièvre rangea, replia, nettoya. Alzagar prépara les vivres, l’eau, les sacs. Dikhil les aida sans parler. Le soir, la maison semblait déjà vide. Ils mangèrent ensemble, presque normalement. Mais à la fin du repas, Guenièvre posa les mains sur la table.
« Merci », dit-elle. « Pour tout. »
Dikhil lui sourit doucement.
« Ce n’est qu’un au revoir. »
Elle secoua la tête en souriant tristement. Elle aurait voulu y croire mais elle savait que c’était un adieu.
Le matin du départ, la mer était lisse comme du verre. Le ciel pâle, sans nuage. La maison dormait encore. Guenièvre entra une dernière fois dans chaque pièce : la chambre, la cuisine, la cour. Elle caressa les murs du bout des doigts. Dikhil les attendait dehors. Il prit sa main.
« Prenez soin de vous. »
« Vous aussi », répondit-elle.
Alzagar posa sa main sur son épaule.
« Si quelqu’un touche à la maison, tu lui arraches les yeux. »
Dikhil sourit.
« Promis. »
Ils descendirent jusqu’à la plage. L’esquif était prêt. Alzagar entra aussi prudemment que si le bateau était rempli de crocodiles. La mer était d’huile, mais les hauts le cœur vinrent immédiatement. Il finit par s’assoir, non sans mal. Guenièvre monta après lui, serrant la main de Dikhil qui la guidait. Le bois grinça, l’eau s’écarta. Alzagar prit les rames, le regard fixé sur l’horizon. Derrière eux, la maison rétrécissait, puis disparut dans la lumière. Guenièvre resta tournée vers la côte, jusqu’à ce qu’on ne distingue plus rien, que le bras levé de Dikhil disparaisse avec la maison. Alors seulement, elle ferma les yeux. Le vent passa dans ses cheveux, et elle dit à voix basse :
« Adieu. »
Alzagar pensait à Venec.
Elle pensait à la liberté.
Indifférente à leurs états d’âmes, la mer les emporta tous les deux.
Chapter 24: A contre-courant
Chapter Text
Ils touchèrent terre dans l’après-midi, dans une lumière laiteuse qui effaçait les contours. La barque râcla les galets puis s’immobilisa dans un soupir de bois fatigué. La Bretagne s’ouvrait devant eux, rude et nue : une plage étroite, des falaises pâles striées de veines sombres, la lande rousse qui descendait en touffes jusqu’à la mer. L’air avait ce goût de métal froid qui pique le fond de la gorge ; rien à voir avec Chypre. Guenièvre ne descendit pas aussitôt. Elle resta assise sur le plat-bord, les mains posées à plat, la mâchoire serrée. Sous sa peau encore dorée par le soleil de l’île, on voyait déjà revenir la pâleur. Ses yeux accrochaient les falaises comme on accroche une vérité : on est revenus. Elle n’eut pas de larmes ; elles s’étaient consumées pendant la traversée et, à vrai dire, avant. Elle prit une longue inspiration qui élargit à peine sa poitrine. Alzagar sauta le premier. L’eau froide lui mordit les mollets, il frissonna malgré lui. Il poussa la barque de côté, la hissa un peu plus haut, puis leva les bras vers elle sans un mot. Elle glissa ses doigts dans sa paume, se laissa descendre ; la vague lui prit les chevilles, monta et redescendit. Elle eut ce léger recul, presque imperceptible, que l’on a quand on rentre chez soi sans en avoir envie. Au bout de la plage, entre le trait clair de l’eau et la ligne de lande, quelqu’un attendait. Une silhouette plantée dans le vent, la cape rabattue, immobile. On ne distinguait pas le visage ; c’était une façon de se tenir. Quelque chose, dans la nuque, dans l’angle des épaules. Alzagar plissa les yeux. Ses doigts se crispèrent d’un coup sur la sangle du sac. Guenièvre suivit son regard, sentit le petit battement sec derrière le sternum — cette secousse que donne le corps quand la personne n’a pas encore décidé de son destin. Le souffle du large repoussa un pan de la cape. L’homme n’avait pas bougé ; il avait juste levé la main, une fois, à hauteur de poitrine, plus signe que salut. À cette distance, on n’entendait pas son rire — mais Guenièvre, sans savoir pourquoi, sut exactement comment il sonnerait dans une minute, quand il s’obligerait à rester digne. Elle ferma une seconde les yeux.
Venec.
Les premiers jours du périple d’Alzagar et de Guenièvre, la mer avait été docile. Un balancement régulier, le bois qui gémit, l’eau qui glisse, et cette odeur de sel et d’huile qui s’accrochait à la peau. Guenièvre gardait le silence. Elle s’asseyait à l’avant du bateau, immobile, les yeux perdus dans la ligne d’horizon. Parfois, elle levait le visage vers le vent, comme pour y chercher une réponse. Alzagar, à la barre, maudissait chaque vague. Il n’aimait pas la mer — il l’endure, comme on endure la fièvre. Mais il avançait, parce qu’au bout, il y avait Venec. Chaque jour qui passait le rapprochait de lui, et chaque escale retardait ce moment. Mais Guenièvre n’en avait cure : elle ne voulait pas rentrer, et elle comptait bien le montrer, quitte à s’attirer les foudres de celui qu’elle considérait comme son ami à présent. Dès le premier soir, alors que la nuit entourait l’embarcation et qu’Alzagar avait allumé une faible lampe, elle dit :
« Je veux dormir à terre »
« Pourquoi faire ? »
Elle haussa les épaules, releva le menton :
« Je suis reine. Je veux dormir dans un lit ».
Alzagar leva les yeux au ciel, mais céda, sans qu’elle hausse le ton. Il cédait toujours. Ils accostèrent dans une crique où l’eau était verte comme une lame. Le sable collait à leurs bottes. Guenièvre marcha un moment sur la grève, sans mot dire, puis déclara qu’ils passeraient la nuit là. Alzagar monta le feu, rageur, les gestes secs, puis attrapa deux poissons et entreprît de les faire cuire. Pas un mot ne fut échangé pendant ce maigre repas. Une fois repue, Guenièvre s’allongea, couverte jusqu’au menton, les yeux ouverts sur le ciel.
Le voyage se rallongea. Chaque escale devenait un monde entier. À Rhodes, Guenièvre voulut visiter le port. Elle descendit, fascinée, parlant aux pêcheurs, admirant les filets tendus, les barques peintes de couleurs vives. Le vent sentait le poisson et la résine, la mer reflétait les toits blancs. Elle resta des heures à écouter un vieil homme raconter comment les marées changeaient d’humeur selon les dieux. Alzagar, resté sur le quai, rongeait son frein.
« Vous croyez qu’on est là pour un pèlerinage ? » grommela-t-il quand elle revint, couverte de poussière et d’histoires.
Elle râla :
« Oh, détendez-vous un peu ! On est pas bien là ? » embrassa-t-elle la petite place sur laquelle il avait trouvé refuge de son bras, avant de lui tendre un fruit. Alzagar croqua dedans rageusement.
À Mytilène, ce fut pire. Elle découvrit les marchés, les senteurs d’huile, les étoffes, les enfants qui couraient pieds nus dans les ruelles étroites. Elle voulait goûter les fruits, toucher les pierres, poser mille questions. Alzagar suivait à distance, le visage fermé, son manteau couvert de sel, las. Il ne comprenait pas ce besoin de tout voir, de tout retenir. Pour lui, une ville de plus était juste une escale de trop entre lui et Venec. Une nuit, alors qu’elle contemplait la mer depuis le balcon de l’auberge, elle dit simplement :
« C’est étrange. J’ai passé des années à Kaamelott sans jamais rien voir d’autre que la pluie.
Et maintenant que j’ai tout ça, j’ai peur d’y retourner. »
Alzagar, appuyé contre le mur, répondit sans la regarder :
« Je vous comprends. Mais… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, elle l’interrompît.
« Je veux juste qu’on prenne le temps »
Son ton suppliant l’acheva.
À Tyr, elle s’enthousiasma pour les ruines phéniciennes. Elle demandait à tout le monde où avaient vécu les anciens rois, quelle pierre avait touché Alexandre, où l’on vendait le sel le plus pur. Chaque réponse en appelait une autre. Elle traînait d’un étal à l’autre, ses doigts frôlant les objets comme s’ils portaient la mémoire du monde. Alzagar, lui, comptait les jours.
Il avait le teint cireux, les yeux cernés, et l’odeur de la mer lui collait à la peau.
Chaque fois qu’elle s’émerveillait, il serrait les dents.
« Vous savez », dit-il un soir, « tous les ports se ressemblent. »
« Pour quelqu’un comme vous, certainement »
Alzagar leva un sourcil vexé :
« Et c’est quoi quelqu’un comme moi ? »
« Arthur » répliqua-t-elle. « Blasé de tout et de tout le monde, incapable d’apprécier les choses simples de la vie »
Il ne répondit pas.
Plus ils remontaient vers le nord, plus Guenièvre s’enfonçait dans cette curiosité insatiable. Elle voulait comprendre les peuples, les coutumes, les visages. Elle s’arrêtait partout où quelqu’un chantait, partout où un feu brûlait. Dans chaque ville, elle trouvait une église, un temple, une pierre polie par les mains. Elle parlait grec, latin, parfois un mélange des deux. Alzagar lui avait appris. Les marchands la regardaient comme une étrangère trop noble pour être vraie. Alzagar, derrière, traînait comme une ombre. Chaque halte était pour lui une torture. Le sel lui rongeait les lèvres, le vent lui brûlait les yeux. Et chaque matin, quand il voyait la côte s’éloigner à nouveau, il sentait la colère lui grimper dans la gorge. Un soir, à Patras, il explosa enfin. Ils marchaient sur la plage, les sandales gorgées d’eau.
« Vous savez qu’on mettra des mois à rentrer à ce rythme-là ? »
« Et alors ? » fit-elle, sans se retourner.
« Et alors, je hais la mer ! Je hais ce bateau ! Je hais les escales, les ports, les odeurs, tout ! Je veux mon mec, vous comprenez ça ?? Vous en avez peut-être rien à foutre de votre mari, mais moi, j’aime mon mec. Mon mec me manque, j’ai envie de le retrouver vivant, parce qu’on sait jamais ce qui peut se passer dans votre bled ! »
Elle se tourna, calme en apparence. Mais son sang bouillonnait. Elle, rien à foutre d’Arthur ? Des années à écouter ses moindres problèmes, que ce soit avec ses maîtresses ou avec ses chevaliers, des années à être humiliée par lui et par le peuple. Des années à aimer cet idiot qui ne le lui rendait qu’en la faisant souffrir toujours plus.
« Alors descendez. »
Il resta bouche bée.
« Pardon ? »
« Descendez du bateau. Marchez. Vous irez plus vite. »
Elle le dépassa, reprit la route sans le regarder.
Il la suivit en silence, les poings serrés, honteux de sa colère et encore plus de son impuissance.
À mesure qu’ils avançaient, le contraste entre eux se creusait. Elle s’épanouissait sur la terre, lui pourrissait sur le pont. Elle collectionnait les couleurs, les voix, les odeurs ; lui comptait les jours, les milles, les retards. Parfois, il la regardait rire avec des enfants dans une rue, et se demandait si elle avait déjà sourit ainsi à Kaamelott. Elle, de son côté, sentait sa tension grandir. Elle voyait ses épaules raides, ses gestes brusques, ses yeux tournés vers le nord. Et au fond, cela la blessait. Parce que cette hâte, cette fièvre, elle ne la comprenait pas. Un matin, en quittant Corinthe, elle lui annonça qu’elle voulait passer par Rome.
Il manqua de lâcher la rame.
« Rome ? »
« Oui. »
« On n’a rien à faire à Rome ! »
« J’y ai quelque chose à voir. »
« Quoi ? »
Elle resta silencieuse, il soupira, et mit le cap sur la Ville Eternelle. Mais dans son regard, quelque chose avait changé : une lassitude résignée, presque tendre. Elle, la reine, la femme d’un roi, s’émerveillait de tout comme une enfant qu’on aurait tenue trop longtemps enfermée. Et lui, l’homme qui ne croyait plus à rien, s’étonnait malgré lui de la voir vivre enfin.
Le vent avait changé quand ils atteignirent Rome. Il ne venait plus de la mer, mais de la terre, chaud, chargé d’odeurs de poussière et d’olives. La ville s’étalait devant eux, dorée sous le soleil, les toits entassés comme des tuiles d’ambre, et les collines autour, pleines de ruines et de cyprès. Guenièvre resta muette devant le spectacle. Alzagar, lui, respirait à pleins poumons, comme un homme qui retrouve enfin une odeur qu’il aimait.
« Ah, Rome… » fit-il, en levant les yeux vers le ciel éclatant.
Il avait un sourire fatigué mais sincère, presque doux.
« Vous connaissez ? » demanda Guenièvre, distraite.
« J’y ai vécu. Il y a longtemps. »
Il ne précisa pas davantage, mais ses yeux brillaient d’un éclat que la reine ne lui connaissait que quand Venec était là.
Ils descendirent vers le cœur de la ville, guidés par un gamin qui leur proposa de porter leurs sacs. Guenièvre avançait lentement, observant chaque détail : les arches, les mosaïques brisées, les colonnes qui sortaient de terre comme des os. Partout, les rues bruissaient de voix. Elle trouvait cette ville vivante, presque insolente, et pourtant chargée d’une tristesse ancienne. Ils louèrent deux chambres dans une auberge près du Tibre. Guenièvre resta un long moment à la fenêtre, les yeux perdus sur la rive.
Elle pensa à Arthur, à ce qu’il avait écrit dans ses mémoires.
« Aconia », ce nom tournait dans sa tête depuis des semaines.
Aconia, la Romaine, la première femme, la préceptrice, celle qu’il avait aimée avant elle. Elle n’avait jamais voulu poser de questions, mais elle avait lu entre les lignes. Arthur n’avait pas menti : il avait écrit comme un homme qui regrette. Et Guenièvre, en lisant ces pages, avait ressenti un vide qu’elle n’avait jamais pu combler depuis. Sans rien dire à Alzagar, elle décida d’aller voir la villa dont parlait tant Arthur dans ses mémoires le lendemain.
« Demain, je visiterai un peu la ville. Seule », dit-elle le soir même.
Alzagar, surpris, leva la tête.
« Ici ? Vous êtes sûre ? C’est pas la ville la plus sécurisée du monde pour une jeune femme seule »
« Vous inquiétez pas pour moi. Je sais me défendre »
Il fronça les sourcils.
« Vous êtes sûre que c’est une bonne idée ? »
Guenièvre acquiesça sans répondre, comme pour mettre fin à la conversation.
Le lendemain, elle descendit seule dans les rues. Elle questionna les anciens, les marchands, les portiers. La « villa Aconia » : tout le monde la connaissait. Certains parlaient d’une maison maudite, d’autres d’un lieu de mémoire. Un vieil homme, assis à l’ombre d’un figuier, lui montra la direction :
« Montez la colline de l’Avinien, madame. C’est au bout d’un chemin de pierre, avec des vignes autour. La porte n’a jamais été fermée. »
Guenièvre marcha longtemps. Le soleil écrasait les pierres, l’air vibrait au-dessus du sol.
Quand elle atteignit enfin le haut de la colline, elle vit la maison : une grande bâtisse ocre, mangée par les herbes. Les volets battaient lentement, une porte entrouverte laissait entrer la lumière. Elle posa la main sur le bois et poussa. L’intérieur sentait la poussière et l’huile rance. Des oiseaux s’envolèrent, affolés par la présence d’un humain. Les murs étaient couverts de fresques ternies, le sol craquait. Sur une table, une amphore couchée, fendue, vidée depuis des années. Dans une pièce plus sombre, la lumière filtrait à travers les persiennes. Et là, sur le sol, reposait une robe. Rouge. Une robe de mariée, légère, presque effacée par le temps, mais encore vibrante dans sa couleur fanée. Guenièvre s’agenouilla. Ses doigts tremblaient quand ils touchèrent le tissu : il s’effritait un peu, mais gardait une douceur étrange. Elle resta là longtemps, immobile, à imaginer.
Aconia.
Cette femme qu’elle ne connaissait pas et qu’elle détestait déjà. Elle imagina sa beauté, son assurance, son intelligence. Elle imagina Arthur jeune, riant, écoutant, aimant. Et soudain, tout devint insupportable. Elle se leva d’un bond, le cœur battant. La robe glissa de ses mains. Elle fit quelques pas dans la pièce, cherchant l’air. Tout lui paraissait étouffant. Le silence, les murs, la poussière. Elle se mit à marcher dans la maison comme une ombre. Chaque objet semblait chargé de leur souvenir : une lampe, un peigne, une couverture. Elle ouvrit une fenêtre, mais l’air brûlant ne fit que renforcer l’oppression. Alors, sans réfléchir, elle sortit. Dehors, le soleil la frappa en plein visage. Elle descendit la colline presque en courant. Ses mains tremblaient, sa gorge la brûlait. Elle ne pleurait pas ; elle suffoquait. Dans sa tête, les images se mêlaient : Arthur blessé, Arthur silencieux, Arthur et cette femme dans ce lit imaginaire qu’elle venait de recréer de toutes pièces. Elle s’assit sur un muret et resta là, haletante. Rome bourdonnait au loin. Elle ferma les yeux.
Pendant ce temps, Alzagar errait dans les ruelles basses de la ville. Il connaissait ces pierres. Il s’y était perdu jadis, jeune, curieux, affamé d’air et de chair. Il n’avait rien dit à Guenièvre, mais Rome, pour lui, c’était Venec. Il retrouva sans effort la petite ruelle du marché aux olives. Là, entre deux entrepôts, la porte rouge d’une taverne. Elle semblait plus étroite, mais le parfum du vin et des corps n’avait pas changé. Il entra. La salle était pleine, tellement pleine qu’on pouvait sentir la moiteur des corps, dorée. Des hommes riaient, jouaient aux dés, s’appelaient par des surnoms. Une flamme de lampe dansait sur le cuivre des cruches. Alzagar s’assit dans un coin, commanda du vin, et observa. Tout ici lui rappelait Venec. Un geste, une voix, un éclat de rire. Il se souvenait de ce soir-là, des années plus tôt : Venec assis à cette même table, un manteau volé sur les épaules, un sourire qui promettait le monde. Il avait tout changé, ce soir-là. Alzagar en portait la trace jusque dans ses os. Un jeune homme s’approcha, une coupe à la main. Il était brun, les yeux verts, la bouche pleine de malice.
« Vous êtes étranger ? »
« Ça se voit tant que ça ? »
« Assez pour qu’on ait envie de vous le demander. »
Le garçon rit doucement, s’assit sans attendre la permission. Leurs verres s’entrechoquèrent. Alzagar sentit la chaleur lui monter au visage. Le vin, la fatigue, le manque, tout se mélangeait.
« Vous avez quelqu’un ici ? » demanda le garçon.
« Non. »
« Alors laissez-moi vous faire visiter. »
« Je… »
Il n’eut pas le temps, ni l’envie de refuser. Il crevait de tendresse partagée. Une main légère se posa sur sa cuisse, un regard insistant suivit. Il se leva, à moitié ivre, à moitié fasciné. Ils sortirent dans la ruelle. La nuit était lourde, parfumée d’orangers et de fumée. Le garçon marchait devant, sûr de lui, guidant sans parler. Ils passèrent sous une arche, longèrent un mur couvert de lierre, puis entrèrent dans une cour à moitié effondrée. La lune dessinait des ombres claires sur les dalles.
« On sera tranquilles ici », murmura le garçon.
Sa voix était douce, presque timide. Il posa sa torche sur le rebord d’un mur et se tourna vers lui. Un instant, ils se fixèrent, immobiles. Alzagar sentit la chaleur de son propre sang. Le garçon s’approcha lentement. Le souffle d’un rire passa entre eux. Sa main monta jusqu’à la nuque d’Alzagar, s’y posa avec légèreté, l’y laissa. Une seconde, il ferma les yeux. Le vin, la fatigue, l’odeur de peau et de poussière — tout se mélangeait. Et soudain, la mémoire. Venec. Le même geste, le même contact, mais une autre main, plus rude, plus sûre. Une voix grave qui murmurait : T’es pas fait pour obéir, toi. Le cœur d’Alzagar se contracta. Il rouvrit les yeux d’un coup, le souffle court. Le garçon recula légèrement, surpris.
« Ça va ? »
« Oui… oui. »
Un silence. Puis, dans un murmure :
« Je ne peux pas. J’ai menti. J’ai quelqu’un. »
Le garçon eut un petit sourire, sans amertume.
« Ah… »
Il hocha la tête.
« Alors, il te manque. »
Le vouvoiement avait disparu. Alzagar eut un rire nerveux, presque douloureux.
« Comme on manque d’air. »
« C’est joli, ça. »
Le garçon s’assit sur le rebord de la fontaine, désigna la place à côté de lui.
« Raconte-moi. »
« Il n’y a rien à raconter. »
« Si. Parle. Ça fait du bien, parfois. »
Alzagar hésita, puis s’assit à son tour. Il ne regardait pas l’autre, mais la flaque à leurs pieds. La lune s’y balançait doucement. Il raconta toute son histoire, comme si ce garçon inconnu était son meilleur ami. Le garçon l’écoutait sans rien dire. Son regard n’était ni moqueur ni curieux. Juste attentif. Quand il eut fini, Alzagar tourna enfin la tête. Le jeune homme souriait doucement, sans ironie. Il posa une main sur l’avant-bras d’Alzagar.
« T’es quelqu’un de bien, je crois. »
« Tu ne me connais pas. »
« Peut-être. Mais ta façon de parler de lui… t’es un type bien »
Ils restèrent un moment ainsi, sans parler. Le silence n’était plus gênant. Juste lourd d’une douceur un peu triste. Puis le garçon se leva, reprit sa torche.
« Viens. Je vais te raccompagner. »
Ils revinrent par les ruelles, à pas lents. Les volets étaient clos, les lampes rares. Le Tibre, tout près, roulait un bruit sourd. Arrivés devant la taverne, le garçon s’arrêta.
« C’est là ? »
« Oui. »
« Alors… bonne nuit, l’étranger fidèle. »
Alzagar sourit faiblement.
« Bonne nuit. Et merci. »
« Pour quoi ? »
« De ne pas m’avoir laissé faire une connerie. »
Le garçon haussa les épaules, son sourire s’élargit.
« On en fait tous, des conneries. Mais pas ce soir. »
Il lui serra la main, un geste bref, presque fraternel, et s’éloigna dans la rue, la torche oscillant entre les murs. Alzagar le suivit du regard jusqu’à ce qu’il disparaisse. Puis il poussa la porte de la taverne et retrouva la chaleur, l’odeur de vin, les rires. Mais rien ne parvint à lui enlever cette impression étrange — qu’il venait de parler à un inconnu qui l’avait compris mieux que personne. Il monta l’escalier lentement, les jambes tremblantes, la gorge sèche. Et quand il se coucha, il resta longtemps à fixer le plafond, les doigts serrés contre sa poitrine, en murmurant le nom qu’il n’arrivait plus à prononcer sans douleur.

Waifu n°5 (Guest) on Chapter 1 Mon 13 Jan 2025 04:11PM UTC
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