Chapter Text
Le banquet des chefs de clan était l'un de ces événements que Galessin détestait. Tous les ans, au début du printemps, quand les pommiers des jardins de Kaamelott bourgeonnaient et que les oiseaux marins revenaient de leur hiver passé sur les côtes de l'Italie, le roi de Bretagne chargeait sa maisonnée d'organiser cette tradition ancestrale du royaume de Logres. Pour beaucoup cette tradition était synonyme de beuveries joyeuses et de banquets somptueux, pour Galessin c'était synonyme d'ennui profond et de discussions insipides avec ses camarades de la table ronde. Il n'aimait pas cela, s'asseoir autour d'une table avec des gens qu'il ne supportait qu'à-moitié pour plusieurs heures et manger abondamment pour tromper son ennui.
Généralement le duc d'Orcanie se rendait à cet événement en compagnie de sa mère. Deirdre, à l'instar de son fils, aimait beaucoup cette tradition. Elle n'avait que rarement l'occasion de quitter les îles orcaniennes. Le climat n'était pas favorable aux voyages. Les îles orcaniennes étaient en permanence battues par le vent et par les vagues. Pour quitter les îles il fallait prendre un bateau mais les tempêtes régulières empêchaient les voyages de se faire en grand nombre. L'ancienne duchesse ne pouvait donc pas voyager à sa guise au travers du royaume de Logres. Elle profitait donc de chaque occasion qui se présentait à elle de quitter l'Orcanie. Même si cela signifiait subir un long et bruyant banquet en compagnie de la cour du roi Arthur avec laquelle elle n'avait jamais été très à l'aise sauf avec celles qui avaient été ses amis à l'époque d'Uther.
Deirdre d'Orcanie était une femme intelligente, à la langue acide et à l'esprit vif, très investie dans la gestion et la vie du duché d'Orcanie. Elle avait toujours pris part aux réunions administration du duché, son époux, et ce jusqu'à sa mort, avait toujours tenu à ce qu'elle soit présente à chacune des réunions. Il estimait grandement ses opinions et ses conseils. C'était une véritable femme d'état, droite, intègre, imposante et à la main d'acier quand il le fallait. Tendrement attachée à son fils elle l'accompagnait dans ses déplacements diplomatiques quand ceux-ci exigeaient la présence d'un ou d'une invité supplémentaire, comme le banquet des chefs de clan le demandait.
La duchesse avait prétexté un visite chez sa sœur dans le royaume de Gaunes pour échapper à cet évènement. Échapper n'était peut-être pas la meilleure manière de définir ce que faisait la duchesse. Elle aimait ces réunions, sincèrement, elles faisaient partie des rares occasions qui lui permettaient de revoir ses amies vivant sur la grande île de Bretagne. Elle aimait s'y rendre avec son fils et passer du temps avec les dames du royaume de Logres qu'elle n'avait que peu l'occasion de voir en dehors de ce rendez-vous annuel. Mais cette année elle avait décidé d'organiser son voyage annuel chez sa sœur pendant cet évènement. La raison n'était pas innocente. Elle espérait que son fils aille demander à la seule autre dame de la forteresse de bien vouloir l'accompagner.
La magicienne du duché d'Orcanie vivait pratiquement recluse dans le grand laboratoire du premier étage. Elle n'en sortait que pour prendre ses repas avec le duc et sa famille ou quand celui-ci lui demandait d'assister aux réunions de gestion du duché. Ces réunions ne l'intéressaient pas beaucoup mais elles lui donnaient l'occasion de négocier plus de moyens pour son laboratoire. Galessin était peut-être le seul habitant du château qui pouvait réussir à la faire sortir de son antre en dehors de ses horaires habituels et il était également le seul qui pouvait rester des heures, assis avec elle dans le laboratoire sans prendre le risque de se faire houspiller. Le duc aimait passer du temps en sa compagnie dans le laboratoire.
La laboratoire était un lieu accueillant dans lequel le duc aimait passer son temps, assis dans un petit fauteuil confortable, couvert de coussins moelleux et d'une épaisse couverture que Deirdre avait tricoté pour la magicienne quand elle prenait froid dans son grand laboratoire. Trois grandes fenêtres permettaient aux rayons du soleil d'illuminer la pièce de son faible éclat. L'odeur de l'endroit était entêtante, un mélange du thym et de menthe qui faisait légèrement tourner la tête du duc à chaque fois qu'il pénétrait dans la pièce. D’innombrables alambic et fiole de verre ou de cristal trônaient fièrement sur les grandes tables de bois ouvragé. Au centre de la grande cheminée pendait un chaudron vide pour l'instant mais qu'elle ne tarderait pas à remplir de mixtures et de potions en tout genre.
Quand Galessin poussa la porte du laboratoire la magicienne s'y trouvait déjà. La chose était assez étonnante. Uinda prenait généralement une pause après son repas de midi pour aller se promener dans les jardins de la forteresse ou se réfugier dans sa chambre pour avoir un peu d'intimité avant de retourner à ses potions et à ses patients. Elle était agenouillée au pied du petit prince d'Orcanie, Gareth, et s'occupait de son genoux écorché. Sa longue robe de lin rose épousait élégamment les courbes de son corps et venait s'échouer sur le sol de pierre gris clair. Quand la porte s'ouvrit elle leva ses yeux de son ouvrage et regarda son visiteur. Elle sourit gentiment au duc d'Orcanie avant de lui dire :
"Attends deux secondes duc. Je termine ça et je suis à toi."
Gareth adressa un petit sourire au duc d'Orcanie alors que la magicienne appliquait un pansement sur son genou. Le petit prince était un enfant aventureux. Sa chevelure brune était toujours emmêlée et, quand Galessin essayait de la peigner, il y retrouvait toujours des branchages et des petites feuilles. L'enfant aimait grimper dans les grands sapins toujours verdoyants des jardins du château et s'allonger dans l'herbe avec les chiens du chenil du duc d'Orcanie. Il revenait toujours de ses escapades avec les genoux écorchés ou les coudes ensanglantés et la magicienne devait passer plusieurs minutes à le soigner. Une fois que le pansement fut bien appliqué sur le genoux de l'enfant Uinda se redressa et lui demanda :
"C'est mieux comme ça Gareth?
-Oui! Merci Uinda!"
Le petit prince se pencha en avant pour embrasser la joue de l'enchanteresse avec une tendresse que le duc d'Orcanie ne pouvait s'empêcher de trouver touchante. Gareth, comme Gauvain avant lui, l'avait rapidement adopté comme un père de substitution. La chose n'était pas étonnante. Il s'était chargé de leur éducation. Après avoir pu observer son bon travail avec Gauvain, Loth lui avait confié son second enfant très naturellement, alors que celui-ci n'avait même pas deux ans. Il était rapidement devenu un véritable père pour les deux petits. Uinda, elle, avait tenu le rôle de mère pour eux. D'abord involontairement, elle ne s'était pas attendu à ce que les deux enfants s'attachent autant et aussi rapidement à elle, puis elle s'était attachée à eux elle aussi et jouait maintenant ce rôle de mère avec plaisir. Sa tendresse pour les deux petits princes faisait rayonner son visage quand elle se trouvait avec eux.
"Vous pouvez retourner jouer maintenant. Déclara la magicienne en passant affectueusement sa main dans sa chevelure brune.
-Merci!"
Il bondit sur ses pieds et se précipita vers la porte du laboratoire pour retourner courir dans les couloirs de la forteresse. Quelques instants seulement après qu'il ait passé la porte de la pièce, l'enchanteresse et le duc entendirent de nouveau les petits pas de l'enfant qui revenait précipitamment dans la pièce. Il tira sur la tunique du duc d'Orcanie pour exiger de lui qu'il s'agenouille pour qu'il puisse embrasser sa joue avant de repartir tout aussi rapidement. Galessin laissa échapper un petit rire affectueux avant de se tourner vers la magicienne.
"J'ai un service à te demander.
-Bonjour à toi aussi duc. Répondit Uinda alors qu'elle rassemblait son matériel de soin.
-Oui bonjour..." Marmonna le duc en passant sa main dans ses boucles sombres avec embarras.
À cheval sur la politesse, comme toujours. Uinda avait ses principes. Le duc d'Orcanie avait le droit de rentrer dans son laboratoire à toute heure de la journée ou de la nuit à la condition qu'il se tienne bien et qu'il prenne toujours la peine de la saluer correctement. Elle était même prête à l'accueillir dans sa chambre en pleine nuit, même s'il la réveillait, tant qu'il prenait la peine de s'excuser et de lui demander la permission. Un petit sourire satisfait étira les lèvres de la femme. Maintenant ils pouvaient parler.
"Tu veux boire quelque chose?" Il acquiesça rapidement avant de poser son regard sur la silhouette de la magicienne qui se dirigeait vers une des grandes armoires qui reposaient contre les murs de pierre du laboratoire. Elle se tourna vers lui et, désignant le petit fauteuil qui était devenu le sien après autant d'années passées dans le laboratoire, lui dit : "Tu peux t'asseoir je vais chercher les verres." Galessin s'empressa de lui obéir s'installant confortablement dans son petit fauteuil.
Les les grandes armoires de chêne et les tiroirs du laboratoire ne regorgeaient pas seulement de poudres, d'herbes et de potions aux noms étranges et aux odeurs que Galessin était bien incapable d'identifier. Dans un de ces petits tiroirs. Un petit tiroir dans le grand meuble de bois clair qui se trouvait à droite de la porte d'entrée du laboratoire. Un petit tiroir auquel nul ne pouvait accéder s'il n'avait pas la clef que la magicienne portait en permanence au trousseau qui pendait de sa ceinture de cuir brun. Dans ce petit tiroir se trouvaient deux verres en cristal et plusieurs bouteilles de bob vin. Elle prit la clef et ouvrit le petit tiroir pour en sortir deux verres et une bouteille remplie d'un alcool ambré dont l'odeur boisée emplit rapidement l'air du laboratoire. Elle versa soigneusement le liquide dans les deux verres avant d'en tendre un au duc qui la remercia d'un petit hochement de tête.
Leurs verres s'entrechoquèrent avec un tintement rassurant. Galessin aimait ce bruit, il avait appris à l'aimer. Ce tintement lui rappelait sa sœur. Quand Isebel venait passer du temps dans sa ville natale ou quand il venait lui rendre visite dans son château en Irlande ils prenaient toujours le temps de s'installer autour d'une table avec une bonne bouteille que Venec faisait venir d'Italie et deux verres. Ses souvenirs s'évanouirent quand ses yeux se posèrent sur le sourire de la magicienne. Ses joues s'embrasèrent légèrement et il s'empressa de cacher son visage dans son verre.
"T'as besoin de quoi cette fois?" Demanda Uinda en prenant une gorgée de sa boisson. "Je te préviens si tu as besoin de certaines potions il faudra d'abord que tu me donnes de l'argent pour que je réapprovisionne le labo. Il me manque au moins la moitié de mes ingrédients.
-Non j'ai pas besoin de potion cette fois. Répondit Galessin avec un petit rire.
-Un enchantement alors?
-Non plus. Ce que j'ai à te demander n'a rien à voir avec la magie."
Dans ce monde il était essentiel d'avoir accès à la magie. Les grands rois et nobles du royaume pouvaient se faire la guerre avec des hommes et des armes autant qu'ils le voulaient. La qualité des armes et l'entrainement des soldats ne garantissaient pas la victoire. Le plus important dans la guerre, au-delà de la logistique et de l'approvisionnement des troupes, c'était bien la magie. Et Galessin avait l'une des meilleures à son service, mais pour qu'elle reste la meilleure elle avait besoin d'argent. De beaucoup d'argent.
"Tu pourras quand même me passer de l'argent pour le labo? Si tu veux que mon travail reste correct il va me falloir un peu plus de moyens que ce que tu me donnes déjà." Un mince sourire s'esquissa sur les lèvres du duc d'Orcanie. Uinda ne perdait jamais le nord. Dès leur première rencontre elle lui avait fait comprendre que s'il voulait l'avoir comme magicienne cela allait lui couter cher. Très cher. Les ducs d'Orcanie étaient riches grâce à leur commerce de sel, de poisson et de bois, les dépenses ne faisaient pas peur à Galessin. Uinda s'adossa contre l'une des grandes tables de travail. "Bon. Qu'est-ce que tu veux de moi alors?
-Je suis invité au banquet des chefs de clan. Annonça Galessin.
-Comme tous les ans. Remarqua Uinda avec un sourire narquois.
-Oui. Et comme tous les ans je dois venir accompagné.
-Et comme tous les ans tu vas demander à ta mère de t'accompagner pour qu'elle revoit ses amies à Kaamelott." Déclara Uinda avant de finir son verre d'une traite et de tendre sa main vers la bouteille pour le remplir à nouveau. "Je ne vois toujours pas ce que je viens faire là-dedans.
-Justement. Ma mère ne peut pas venir cette année. Elle va voir sa sœur à Gaunes. Elle ne sera pas là pour le banquet des chefs de clan."
Un sourcil dressé répondit au duc d'Orcanie. Il n'était pas habituel de la part de Uinda de se montrer aussi laconique. Généralement il était celui qui se contentait de répondre par des regards désapprobateurs ou des sourires suffisants et méprisants. Uinda parlait beaucoup. Elle n'était pas bavarde mais elle pouvait parfaitement tenir une longue conversation avec n'importe qui. Elle avait déjà deviné ce que Galessin allait lui demander et elle n'était pas certaine de vouloir se rendre à cet évènement même si la compagnie du duc était loin de lui être désagréable. Elle n'était pas particulièrement adepte des évènements de ce genre ni même du fait de quitter la forteresse de Rackwick.
Les réunions de druides et d'enchanteurs étaient les seuls évènements qui faisaient sortir Uinda de l'enceinte du duché d'Orcanie. Elle avait assez donné avec les voyages dans sa jeunesse. Maintenant qu'elle atteignait la trentaine elle se faisait de plus en plus casanière et préférait se reposer dans le confort de son laboratoire en Orcanie plutôt que de parcourir le monde pour vendre ses capacités. De plus, à force de rester chez elle elle appréciait mieux encore ses sorties et ses voyages. Galessin lui adressa un petit sourire embarrassé avant de lui demander en marmonnant timidement :
"Du coup. Je voulais te demander si tu voulais bien m'accompagner à sa place.
-Tu voudrais que je viennes à Kaamelott avec toi? Tu peux y aller tout seul à ce banquet? Demanda Uinda avec un soupir, elle savait déjà qu'elle allait finir par accepter son invitation.
-Ce serait mal vu que j'y ailles tout seul.
-Depuis quand tu t'intéresses à ce que pense les autres chevaliers toi?"
Ce n'était pas tellement qu'il s'intéressait à ce que les autres chevaliers pensaient de lui. Il s'en moquait bien. Il n'avait jamais pris la peine de même se demander ce que ses collègues pouvaient bien penser de lui. Il se moquait de ce qu'ils pensaient lui et il mettait un point d'honneur à ne jamais trop s’intéresser à leur vie et à leurs habitudes. Il se portait parfaitement bien en ne sachant presque rien de ses collègues et camarades. Il ne s'attachait pas à eux et tout était pour le mieux. Il avait assez de choses à gérer chez lui, avec sa famille pour ne pas s'encombrer des problèmes des autres chevaliers. Cela étant, il invitait Uinda en partie pour faire bonne figure, être le sujets de toutes les moqueries de la soirée ne lui était guère attrayant.
Bien sûr, il ne l'invitait pas que pour faire bonne figure. Il y avait une raison bien plus profonde que les simples règles de l'étiquette de la cour de Kaamelott et les coutumes du banquet des chefs de clan qui le poussait à inviter Uinda à se rendre à ce même banquet avec lui. Il était épris de la magicienne, définitivement et désespérément épris d'elle. Et l'absence de sa mère, même s'il commençait à se douter que cette absence n'était pas si accidentelle que cela, allait peut-être lui permettre de se rapprocher un peu plus d'elle. Il tendit sa main pour prendre celle de la magicienne dans la sienne et lui demanda :
"S'il-te-plaît Uinda. J'ai vraiment pas envie d'y aller seul je vais m'emmerder.
-Si ça peut te faire plaisir moi je veux bien duc... Mais qui va s'occuper de Gareth si aucun de nous ne reste à Rackwick?
-Je me suis déjà arrangé." Répondit le duc avec un petit sourire satisfait. Pour une fois il avait pensé à tout. "Ma mère va s'occuper de lui. Elle l'emmènera à Gaunes. Ça le fera sortir un peu et il découvrira autre chose que l'Orcanie."
Les possibilités de voyages n'étaient pas infinies lorsque l'on vivait en Orcanie et Gareth n'était encore qu'un enfant. Il n'avait vraiment quitté l'Orcanie qu'une seule fois depuis sa naissance. Deux fois si l'on voulait être exact mais il n'avait qu'un ans lors de son premier voyage et ne s'en souvenait donc pas. Il ne se souvenait ni de la cour, ni de son oncle, ni du château. En revanche il se souvenait très bien de l'Irlande. De ses étendues vertes à perte de vue, de ses plages de sable gris et de son soleil toujours pâle même en plein été. Surtout il se souvenait de l'odeur de l'Irlande du mélange de sel et d'épine de sapin. Un voyage à Gaunes lui ferait le plus grand bien, il pourrait enfin découvrir autre chose.
"Si tu le dis..." Marmonna Uinda en retirant sa main de celle de Galessin pour se concentrer sur son verre vide, ses doigts en trituraient le bord machinalement. "Je ne suis quand même pas-
-S'il-te-plaît..."
Il avait sa manière bien à lui de supplier. Quand ils suppliaient la plupart des gens utilisaient leur corps. Ils se mettaient à genoux, joignaient leurs mains avec ferveur, regardaient leur interlocuteur dans les yeux et s'empressaient de prendre leur voix la plus douce et la plus larmoyante. Galessin ne faisait rien de tout cela. Quand il suppliait tout passait par sa voix et il était impossible pour n'importe qui qui ne le connaîtrait pas assez bien de voir dans cette voix le moindre changement. Uinda ne pouvait pas résister à cette manière de supplier. Avec un petit rire elle déclara :
"D'accord.
-Merci." S'exclama Galessin avec un soupir soulagé. Il se pencha pour reprendre la main de la magicienne dans la sienne et la serra affectueusement. "Je te revaudrai ça. Promis.
-Je ne sais pas comment tu comptes t'y prendre mais d'accord." Déclara Uinda en caressant doucement sa main en retour.
Elle savait pourtant bien comment elle aimerait qu'il la rembourse. Quand elle l'avait rencontré elle n'aurait jamais deviné qu'elle serait un jour aussi tendrement attachée à ce duc aussi ennuyeux que de bonne compagnie. Ils s'étaient liés d'amitié, une amitié solide et résistante à l'épreuve du temps qui s'était, pour sa part au moins, peu à peu transformée en une passion tendre et tranquille qui lui réchauffait le cœur. Pour la rembourser il lui suffisait simplement de la prendre dans ses bras et de ne plus jamais la laisser partir
"Ton verre." Ordonna-t-elle alors qu'elle voyait le duc commencer à s’éclipser sans ranger ses affaires. "Je suis pas un larbin moi."
Un éclat de rire joyeux s'échappa de la gorge du duc quand il entendit l'ordre de la magicienne. Décidément elle ne perdait jamais le nord. Quand il l'avait engagé elle l'avait renseigné sur ses exigences. Parmi ces exigences figurait celle de ne pas être traité comme une domestique lambda. Il n'avait d'abord pas compris pourquoi Uinda avait autant appuyé sur cette exigence. Il s'était même demandé si elle savait que le statut des enchanteurs de Bretagne n'avait, par essence, rien à voir avec celui des domestiques. Mais après avoir passé un peu plus de temps avec elle il avait fini par comprendre l'origine de cette inquiétude et c'était alors empressé de la rassurer. Mais malgré cet éclaircissement il était toujours hors de question qu'elle fasse le ménage après lui.
Il attrapa son verre avec un petit sourire en direction de la magicienne qui sentit ses joues s'enflammer sous le sourire radieux du duc. Galessin ne souriait pas beaucoup. À vrai dire, elle pouvait même compter sur ses dix doigts le nombre de fois où elle l'avait vu avec un tel rictus sur le visage. Pourtant elle adorait ce sourire et aimerait le voir plus souvent. Galessin lui adressa un petit signe de la main avant de sortir de la pièce. Quand la porte se referma derrière lui il poussa un soupir de soulagement, il avait trouvé une solution.
Le conseil s'était éternisé, la chose n'était pas courante. Galessin s'arrangeait toujours pour que ceux-ci ne durent pas plus longtemps que nécessaire. Il n'était pas friand de ces réunions. La gestion d'un duché ne l'avait vraiment intéressé, plutôt il s'en était désintéressé après que son père lui ait définitivement fait rentrer en tête que de toute manière il ne serait jamais assez compétent pour être duc. Il laissait sa mère s'occuper des affaires extérieures et des finances et ne donnait son avis que quand la discussion s'égarait sur la chose militaire ou sur l'éducation des deux petits princes d'Orcanie qu'il avait à sa charge depuis de nombreuses années maintenant. Les intendants quittaient enfin la pièce sous le regard sévère de l'ancienne duchesse d'Orcanie et les soupirs de Galessin.
Deirdre d'Orcanie n'avait rien perdu de sa gloire passée, dans ses grandes robes de soie et de lin aux couleurs chatoyantes et avec ses parures en or ornées de pierres précieuses elle gardait toute sa majesté. Son visage était ridé maintenant, heureusement ces rides étaient plus dues aux sourires qu'aux larmes et à la colère. Elle se tourna vers son fils avec un petit sourire discret qui s'élargit quand il vit sa mine. Galessin avait le regard rêveur, son menton était posé dans la paume de sa main, ses boucles retombaient mollement sur son front et un mince sourire étirait doucement ses lèvres.
"Galessin? Tout va bien?" Demanda l'ancienne duchesse en posant doucement sa main sur celle de son fils, la caressant légèrement pour attirer son attention. "Vous avez l'air de meilleure humeur qu'à l'ordinaire.
-Tout va bien mère. J'ai réglé mon soucis pour le banquet des chefs de clan."
Elle dut réprimer un petit sourire en entendant la réponse de son fils. Son ton était joyeux, ravi même. Il semblait vraiment satisfait par la solution qu'il avait trouvée. Elle espérait que cette joie était bien causée par la raison qu'elle espérait. Elle n'ignorait pas les sentiments qui unissaient son fils et la magicienne d'Orcanie et espérait que son absence opportune pousse son fils à l'inviter au banquet des chefs de clan à sa place. Elle se pencha pour rapprocher son visage du sien, ses boucles blanches frôlant doucement sa peau et le bout du nez de son fils et lui demanda :
"Vous avez demandé à Uinda. N'est-ce pas?"
Les joues du duc s'embrasèrent dès qu'il entendit le nom de la magicienne. Il était doux à ses oreilles ce nom. Ce nom qui mourrait sur ses lèvres dans le silence de ses nuits solitaires, ce nom qui faisait battre son cœur un peu plus vite quand il voyait celle qui le portait, ce nom qui le rendait si jaloux quand il se trouvait dans la bouche d'un autre homme ou d'une autre femme. Bien sûr, bien sûr qu'il avait demandé à Uinda de l'accompagner. Il était même presque certain que c'était ce que sa mère espérait qu'il ferait lorsqu'elle lui avait annoncé qu'elle ne pourrait pas l’accompagner au banquet des chefs de clan. Galessin lui avait confié son amour pour la magicienne lors d'un voyage qu'ils faisaient ensemble sur le continent dans leur famille. Elle espérait que ce banquet lui permettrait d'assumer son amour.
"Galessin... Appela doucement l'ancienne duchesse pour attirer l'attention de son fils.
-Oui je lui ai demandé. Marmonna le duc avec un petit sourire content.
-Et elle a accepté. C'est pour ça que vous souriez.
-En effet."
Il était inutile d'essayer de cacher quoi que ce soit à l'ancienne duchesse d'Orcanie. Deirdre était capable de détecter le moindre des mensonges de son fils. Galessin était pourtant un bon menteur, il avait fait ses classes en la matière aux côtés du roi Loth et de la reine Anna et l'élève avait certainement dépassé les maîtres. Galessin s'était perfectionné dans l'art de montrer son visage le plus impassible possible mais devant sa mère il n'agissait pas de la sorte. Il lui montrait tout, ou presque. Voyant son sourire malicieux Galessin s'exclama :
"Mère je vous en prie sortez-vous cette idée de la tête. Il ne se passe absolument rien entre Uinda et moi.
-Elle a quand même accepté de vous accompagner. Elle n'est pas idiote, loin de là, vous le savez aussi bien que moi. Elle doit bien se douter que vous ne l'invitez pas pour des raisons totalement innocentes. Et si elle a accepté c'est que ces raisons ne lui déplaisent pas. Vous devriez tenter votre chance.
-Mère!"
Son ton n'était pas véritablement outragé. Deirdre était probablement la seule personne du royaume de Logres qui pouvait se permettre de parler au duc d'Orcanie de cette manière. Galessin faisait tout son possible pour que ses camarades à la table ronde en sachent le moins possible sur sa vie et ses émotions. Cela lui permettait d'échapper à leurs moqueries potentielles et à leur bienveillance mal-placée. Personne n'osait jamais se moquer de lui de la sorte, il ne pourrait pas l'accepter. Mais Deirdre avait le droit de lui parler ainsi.
"Calmez-vous." Murmura la duchesse en passant tendrement ses doigts entre les boucles soigneusement peignées de son fils. Elle se pencha pour murmurer à son oreille : "J'arrête de vous taquiner. Promis."
Les yeux levés au ciel Galessin tourna le dos à sa mère avec une mine boudeuse qui déclencha l'hilarité de celle-ci. Galessin n'avait pas changé. Elle se souvenait très bien de son fils, alors qu'il n'avait que huit ou neuf ans. Elle avait découvert que quelques biscuits sucrés de sa confection avaient disparu des cuisines et lui avait demandé s'il savait quelque chose sur cette disparition. Outré, il lui avait tourné le dos, les bras croisé sur sa poitrine, sa lèvre inférieur ressortie et son regard vexé. Aujourd'hui son attitude et sa posture étaient toujours les mêmes ce qui attendrissait l'ancienne duchesse. Celle-ci murmura à son oreille :
"Vous devriez lui parler. Lui dire ce que vous-
-Non. Trancha sèchement le duc.
-Galessin..."
Elle aurait dû se douter qu'il allait réagir ainsi. Galessin avait depuis longtemps des difficultés pour exprimer ses sentiments. Cela n'avait pas toujours été le cas, au contraire, pendant son enfance il avait été un enfant très communicatif qui n'avait jamais honte de ce qu'il ressentait. Mais l'éducation stricte et rigoureuse de son père, Edwald, avait rapidement forcé l'enfant à changer son comportement. Ses sentiments pour Uinda était purs et sincères. Il l'aimait profondément depuis plusieurs années maintenant, d'abord d'amitié puis les années passant, leur proximité grandissant avaient changé cette tendre amitié en amour tout aussi tendre et tranquille. Tranquille car Galessin savait que même si elle ne lui retournait peut-être pas son amour elle lui accorderait toujours son amitié et sa tendresse. Pourtant elle savait que jamais il n'oserait se mettre à nu devant elle. Pas sans un peu d'aide.
"Je suis désolé mère. Je peux pas faire ça."
Il le voulait, plus que tout, il voulait se jeter aux genoux de Uinda, prendre ses mains dans les siennes et tout lui révéler sur les sentiments qu'il nourrissait pour elle depuis des années. Mais il ne pouvait pas faire cela. Il connaissait Uinda, il la connaissait certainement mieux que quiconque dans le royaumes et même au-delà des mers glacées qui entouraient l'île d'Hoy. Il savait quelles relations elle entretenait avec l'amour depuis des années et il craignait sa récation. Deirdre soupira avant de prendre ses mains dans les siennes.
"Vous devriez vraiment lui parler. J'aime pas vous voir comme ça. Ce n'est pas sain pour vous. Lui parler vous sera forcément bénéfique.
-Je sais bien mère." Murmura Galessin en portant la main de l'ancienne duchesse à ses lèvres pour y poser un baiser. "Je ne peux pas rester de tout perdre avec elle. C'est tout.
-Je comprends." Répondit-elle avec un petit sourire triste. Elle leva sa main gantée de soie verte pour caresser doucement la joue de son fils. "Mais promettez moi de faire attention à vous."
Les lèvres de Galessin se pressèrent doucement contre le front de sa mère avec une tendresse qu'il ne réservait qu'à elle. Les yeux d'un doux vert délavé de Deirdre se plongèrent dans le regard sombre de son fils. Elle passa doucement sa main dans ses boucles brunes avant de caresser tendrement la joue de son fils. Il n'avait pas tellement changé. Il était toujours cet enfant résolument accroché à sa mère au sourire timide mais joyeux qui faisait la joie de toute la cour d'Orcanie. Elle embrassa sa joue avant de lui ordonner d'aller se préparer pour le voyage qui l'attendait.
